De la revue 'Bulletin des Armées' - ‘Histoire de la Guerre’ no. 9

« Poilu » et « Boche »

par Maurice Donnay de l’Académie française

 

La Différence entre Eux et Nous

 

 11 - 14 Avril 1915

Poilu n'est pas un néologisme. En outre, c'est le nom que nos braves soldats se sont donné eux-mêmes. Depuis six mois, sur un front de 400 kilomètres, des milliers d'hommes vivent, dans les tranchées, une vie souterraine et surhumaine: il pleut, il neige, il gèle; les balles sifflent, les marmites éclatent, l'air est chargé de probabilités mortelles et ces hommes disent simplement: « Nous laissons pousser notre barbe. » C'est admirable!

Écrire l'histoire de la grande guerre sans écrire le mot de poilus sera chose impossible. Peut-on écrire l'histoire des guerres napoléoniennes sans écrire le mot de grognards? Poilus et grognards fraternisent désormais dans l'épopée française: ceux-ci ont eu Rafïet, ceux-là ont Forain.

Aujourd’hui, la femme la plus délicate, la plus «petite bouche», la plus « pruneau de Tours », la plus « niflette », comme on dit aux environs de Grenoble, la Parisienne la plus fine ne balance pas à dire « mon poilu » en parlant d'un époux ou d'un frère qui est au front, même s'il se rase chaque jour, comme Stanley dans le désert, ou bien s'il se rase quelquefois, comme ce jeune lieutenant d'artillerie qui écrivait à sa maman: « Ça va très bien ce matin; il fait du soleil et je peux enfin me raser, n'ayant qu'une jambe dans l'eau, devant une petite glace attachée à la queue de mon cheval. »

Une gentille Française dira encore « mes poilus » en parlant des braves dont elle n'a jamais vu, poilu ou non, le visage, mais qu'on lui a signalés parce qu'ils ne reçoivent jamais de lettres ni de douceurs, et à qui elle adresse des pages pleines d'amitié et des colis où le chocolat donne la main aux rillettes, et les rillettes au tabac, si j'ose dire.

Acceptons donc ce mot de poilu, prononçons-le, écrivons-le, puisque, synonyme de héros, il est entré dans l'histoire. Le rejeter, « ça ne serait pas dans le filon », comme ils disent volontiers, ces mêmes poilus.

Quant au mot « Boche », il existait aussi avant la grande guerre; on ne le rencontrait pas, il est vrai, dans les dictionnaires, mais il était dans le langage populaire. On ne paraît pas s'accorder sur son étymologie. Il semble bien que ce mot Boche est l'abréviation d'une contraction. Par contraction violente, Allemand et caboche donnent Alboche; de même automobile et omnibus donnent autobus. C'est bien dans le génie de la langue, dans son esprit de vitesse, dans son goût de raccourci.

En France, nous ne nous montrons pas amis de l'agglutination et des longs mots composés. Pour dire gens-à-tête-carrée-et-dure-qui-habitent-l'Allemagne, le peuple dit Alboches; bien plus, cela lui semble encore trop long, et il dit Boches tout court. Ainsi, il a trouvé un mot parfait, qui satisfait à la fois l'œil et l'oreille, qui fait image et onomatopée.

Boche? c'est le bruit que produirait un homme trop gras sautant à gros pieds joints dans le sang et la boue. Boches, ce sont les Barbares savants, diplômés, les cuistres assassins, les pédants espions, les professeurs conquérants et les docteurs sanguinaires; Boches, ce sont des soldats et des officiers qui tuent les femmes, les enfants et les vieillards; qui mutilent, torturent, incendient, pillent, salissent, violent, volent, cambriolent dans une large vague de soûlerie, de stupre, de sadisme et de scatologie; ce sont des chefs qui emmènent les populations en captivité, ou les placent, comme un rideau protecteur, devant leurs troupes; ce sont des généraux qui, de n'avoir pas réussi, se vengent sur des cathédrales, des hôtels de ville ou des hôpitaux, sur tout ce qui est beauté ou pitié; Boche, c'est un von Heeringen qui, à chaque fois qu'une de ses attaques ou contre-attaques a été repoussée, fait bombarder la cathédrale de Reims, comme un pauvre enfant rageur, après une correction méritée, va dans le salon de ses parents, et, pour se venger, brise quelque objet de prix; Boches, ce sont les guerriers qui achèvent les blessés, lancent du vitriol au visage de leurs ennemis ou du liquide enflammé dans les tranchées; Boches, ce sont les aviateurs qui attentent sur Notre-Dame de Paris; dernièrement encore, ce sont les marins qui, ayant coulé le Falaba, rient et accablent de leurs lourds sarcasmes des femmes et des enfants qui se noient. Sur terre, sur mer ou dans l'air, les Boches, ce sont les auteurs des pires forfaits.

Continuons donc à les appeler Boches.

Ah! si l'Académie, dans une séance exceptionnelle, pouvait revenir à la lettre B, je demanderais volontiers que ce mot Boche figurât dans le dictionnaire, et, aussi, tous ses dérivés: Bochie, que les petits enfants ont formé avec leur logique simple, serait le pays des Boches; bochisme, serait l'ensemble des méthodes, des théories et des doctrines de la kultur boche; bocheries, et, dans certains cas, bochonneries, seraient les applications et les procédés, mensonges, espionnage, traités déchirés, viols, assassinats et autres delikatessen, auxquels mènent forcément ces théories et ces doctrines.

Maurice Donnay, de l’Académie française

 


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