Extrait de l'Illustration n.3878 du 30 juin 1917

SUR LE PLATEAU DE CRAONNE

LA JOURNÉE DU 3 JUIN 1917

(notes d'un témoin militaire)

 

Depuis que notre infanterie a déblayé le plateau de Craonne des observatoires qui surveillaient et menaçaient perpétuellement notre arrière ; depuis que nos propres observatoires dominant la vallée de l'Ailette et que certains points de nos premières lignes permettent au tir de nos mitrailleuses et de nos fusils d'atteindre dans cette vallée même les allées et venues de ses corvées et de ses relèves, l'ennemi, dans une suite d'efforts sanglants, a essayé vainement de reprendre ses avantages perdus. Préparée et exécutée avec une grande puissance de moyens, l'attaque du 3 juin sur les secteurs de Californie et des Casemates restera pour cet ennemi obstiné et agressif une de ses tentatives les plus coûteuses et les plus décevantes.

LA   CALIFORNIE   ET   LES   CASEMATES

Le petit plateau de Californie, faisant saillant vers le Nord au-dessus de la forêt de Vauclerc, marque au Nord de Craonne l'extrémité de la longue et large crête à laquelle la bourgade de Craonne a donné son nom. Les pentes Est de la Californie s'abaissent vers Chevreux et la plaine. A l'Ouest, une sorte de courtine rejoint un autre plateau, en saillant lui aussi vers le Nord : le plateau des Casemates.

Deux mois de bombardements et de combats presque incessants ont donné au terrain de cette haute région disputée l'aspect tragique des pires champs, de bataille de Verdun et de la Somme. Arrachés au sous-sol et répandus sur la couche de terre arable par le labour profond des plus puissants calibres allemands ou français, le sable et la craie mis à vif donnent aux pentes de cette petite montagne, quand on les voit depuis la vallée malgré tout verdoyante et printanière, une teinte blanchâtre et triste, une sorte de nudité sauvage.

De près, au milieu même du dédale des tranchées et des trous d'obus, ce terrain mêlé de tant de cadavres apparaît plus terrible encore. Le soleil de ce mois de juin orageux y miroite et y chauffe d'une façon californienne en réalité. Et l'on devine en outre, aux perpétuels glissements du sable, aux traces des dégradations faites par la moindre pluie, aux volcans de poussières soulevés par les obus, quel travail ont dû fournir ici les hommes qui creusèrent ces lignes de protection et de combat, qui organisèrent ces boyaux, ces postes de secours, de commandement, tout l'aménagement de ces secteurs de défense.

LA PRÉPARATION  ALLEMANDE

Dès le 1er juin il devint probable que l'armée von Böhm se préparait à attaquer ces lignes glorieusement conquises et péniblement aménagées. Son aviation redoublait d'activité. Son artillerie lourde prenait systématiquement à partie nos observatoires, nos postes de commandement, nos batteries. Le 2, tout en continuant à harceler notre arrière, cette artillerie régla ses obus sur les tranchées d'infanterie elles-mêmes, pour les niveler, les détruire, préparer leur conquête.

L'état-major français savait d'ailleurs que deux divisions venaient d'être amenées à pied d'œuvre pour l'attaque : la 15e et la 41e. Deux divisions fraîches arrivant du front roumain, excitées par des promesses de succès rapides, des promesses de permissions et des promesses de relève dans les vingt-quatre heures. On les avait spécialement entraînées dans une suite de répétitions minutieuses à l'enlèvement de ce plateau de Craonne que l'Allemagne a baptisé, à son usage, Winterberg, et dont, ses radios en font foi, la perte a été pour elle un coup sensible.

Dans la nuit du 2 au 3 juin, le marmitage s'intensifia, coupé cependant d'accalmies pendant lesquelles des détachements, essayant d'aborder nos lignes pour voir leur état de démolition, furent énergiquement repoussés par les nôtres. A l'approche du jour, la rage des canons ennemis s'exaspéra; en réponse, les nôtres déclenchèrent leur barrage, de même qu'en réponse déjà et pendant les heures précédentes, ils avaient harcelé d'obus le front allemand, ses routes, ses cheminements, ses batteries.

Vers 3 h. 30 enfin, quelques fusées de couleurs s'élevèrent des lignes ennemies vers le ciel qui s'éclaircissait de plus en plus. La fusillade s'alluma sur quelques points de la première ligne, s'apaisa, reprit, d'abord incertaine; n'était-ce qu'un tir contre les avions allemands venant survoler nos lignes ? C'était bien l'attaque d'infanterie. Violente et massive, elle se déclenchait depuis l'Est d'Hurtebise jusqu’à l'Est de Craonne.

 

l'assaut allemand sur la Californie

Ce fut la 41e division allemande qui a attaqué la Californie avec le 152e régiment et le 148e.

Le 152e est entré le premier à Bucarest. Peut-être avait-il, le 3 au matin, l'espoir de faire dire encore de lui qu'il avait repris le Winterberg et, le premier, était entré à Craonne repris aux Français. C'est en effet vers Craonne qu'un de ses bataillons progressa le long despentes du plateau de Californie, essayant ainsi de prendre à revers, de faire tomber sous une pression venant de l'Est, le saillant qu'attaquait déjà le 148e régiment par le Nord.

Ce saillant avait pour garnison deux bataillons de chasseurs alpins de la division Brissaud-Desmaillets : le 64 et le 24e. On imagine ce qu'était devenue leur situation sous un bombardement concentré de deux jours. Toutes liaisons téléphoniques étaient coupées. Les nuages de poussière soulevés par les obus rendirent difficile, à l'apparition de l'attaque, l'utilisation des fusées, — signaux elles-mêmes. La plupart des fusils mitrailleurs étaient enrayés par les graviers et les sables; les tirs des fusils eux-mêmes douteux.

Il résulta de toutes ces circonstances, lorsque les fantassins ennemis débouchèrent en masse, un repli auquel succédèrent, dès le premier choc subi et partiellement brisé, un arrêt, un énergique accrochage au sol, une volonté inébranlable de tenir, jusqu'à ce qu'une contre-attaque ait le temps d'être préparée, concertée, déclenchée.

A 4 h. 30, sur le plateau de Californie, le combat en était à cette phase. Souvent sans liaison les uns avec les autres, dans des restes de tranchées, dans des trous d'obus, des éléments de chasseurs résistaient. Leurs balles, leurs grenades, contenaient l'ennemi ; leur attitude seule commençait à lui faire perdre cette belle confiance avec laquelle hardiment, en lignes épaisses, au coude à coude sur certains points, ils s'étaient jetés sur nos lignes.

Sommé de se rendre avec ses hommes par un officier allemand, un officier de chasseurs répondait à coups de revolver. A l'entrée même de leur poste de commandement, d'autres avec leur liaison et leurs ordonnances résistaient à la grenade.

Cependant, à leur poste ébranlé par les obus, dès observateurs étudiaient le plateau que les explosions ne voilaient plus de poussière. Portés par des coureurs intrépides les renseignements des observateurs arrivaient, de relais en relais, au commandement, l'éclairant sur la situation, les mesures à prendre pour y parer.

A 7 heures, les éléments du 5e chasseur montèrent de la zone de Craonne pour renforcer la digue opposée au torrent allemand. Par fractions, en cheminant à grands intervalles pour éviter les pertes des barrages incessants, deux compagnies du 28* chasseurs se dirigèrent à la place choisie pour leur débouché dans la contre-attaque. En même temps l'artillerie, prévenue, réglait son tir sur le saillant perdu, en accablait tes conquérants sous ses projectiles, cherchant ainsi à leur interdire non seulement toute nouvelle avance, mais tout retour en arrière, tout renfort venu lui aussi de l'arrière.

LES   DÉFENSEURS   DU   PLATEAU   DES   CASEMATES

Le 3 juin, les défenseurs du plateau des Casemates se trouvaient être le 49e et le 18" d'infanterie de la division Paquette, qui, le 4 et le 5 mai, avait précisément enlevé d'assaut ce plateau et en avait organisé les premières lignes. Lignes nommées en "l'honneur de leurs conquérants et organisateurs : Tranchées des Landes, tranchées de Bordeaux, tranchées de Bayonne, etc..., souvenirs du Sud-ouest, dont la plupart des hommes de ces régiments sont originaires.

A 3 h. 30, les vagues allemandes surgissant des contre-pentes de Vauclerc essayèrent d'aborder de front ces tranchées. Ces vagues étaient au nombre de quatre ; des réserves les suivaient chargées vraisemblablement de pousser à fond l'entreprise. Sur la plus grande partie des secteurs des deux régiments méridionaux, le tir des mitrailleuses, des fusils et le barrage des grenades brisèrent l'élan des 69°, 160" et 389' régiments allemands. Aspergée par des liquides enflammés, une de nos compagnies dut cependant évacuer ses positions. Elle s'y précipita à nouveau, à peine l'incendie éteint, en chassa les occupants et les poursuivit de ses feux jusqu'à ce qu'ils aient à nouveau disparu dans les ravins de Vau­clerc.

Pas un pouce de terrain n'avait été perdu. L'ancienne ligne avait même été dépassée dans la violence de la contre-attaque.

JOUEURS DE PELOTE ET LANCEURS DE GRENADES

A la satisfaction que les soldats de la division Paquette manifestent volontiers de leurs succès, ils mêlent de curieuses considérations sportives, que nous aurions écartées de ce récit, si les échos que nous en avons directement recueillis ne nous en avaient fait estimer le caractère. Parmi ces soldats beaucoup sont des Basques grands joueurs de pe­lote.

A ceux-là, la grenade apparaît comme l'arme par excellence du fantassin. Avec l'expérience acquise par les beaux soirs où ils ne bombardaient encore qu'un honnête mur de jeu, ils ont étudié le lancement de la grenade. Ils ont fini par y exceller. Et s'il y a vraiment une manière basque de lancer les grenades, si c'est elle qu'ont pratiquée le 3 juin les grenadiers du 49e et du 18°, cette manière mérite assurément, pour l'excellence de ses résultats, d'être honorée du public français.

Un instant bousculé lui-même, mais vite rétabli dans ses lignes, le bataillon du 18e régiment, qui était en liaison vers l'Est avec les alpins, avait dû, pour garder cette liaison malgré l'avance allemande sur la Californie, déployer quelques-uns de ses élé­ments dans un ancien boyau face à l'Est. C'est dans, ce boyau que vinrent se rassembler, pour leur con­tre-attaque, les sections du 28e alpins.

LA   CONTRE-ATTAQUE   DES   ALPINS

Vers 2 heures de l'après-midi, les Allemands tenaient, dans la Californie dévastée et sur nos anciennes positions, une portion de terrain de forme sensiblement rectangulaire et dont les deux côtés Ouest et Sud étaient voisins des chasseurs, tandis que les deux côtés Nord et Est rejoignaient les lignes allemandes.

On peut dire sans exagération que notre artillerie, par la concentration dé ses feux jusqu'au mo- ment de la contre-attaque, fit de ce lambeau de terre française la tombe de la plupart de ses conquérants germains. A 2 h. %, les chasseurs du 64' et du 28e entreprirent d'achever l'ouvrage des canons, en avançant les uns du Sud, les autres de l'Ouest. Le groupe franc du 64e s'élança le premier. Essoufflées, fatiguées par leur lente et prudente marche d'approche sous les obus et sous un soleil torride, les sections du 28e n'avaient pu encore terminer ni leur mise en place, ni la reconnaissance de leurs objectifs. Mais, en entendant les premiers coups de fusil, en voyant les Allemands s'agiter devant eux, les chasseurs comprirent que leurs camarades s'engageaient. Ils s'élancèrent eux aussi. Quelques minutes après on les vit, depuis les observatoires, franchir le dos d'âne marquant le faîte de la Californie, disparaître de l'autre côté, au milieu du terrain chaotique fumant d'explosions de grenades.

A- l'éclat des grenades, à la vue des baïonnettes menaçantes, ce qui restait des importants effectifs engagés par l'ennemi se leva du fond de ses trous d'obus, résista sur quelques points avec une énergie vite domptée par plus d'énergie encore, et, enfin, se sauva preeipitu.mmc.nl vers la protection des contre-pentes et des organisations de ses anciennes lignes.

Les chasseurs les accompagnèrent de leurs feux de poursuite et de leurs baïonnettes jusqu'à ce qu'ils eussent dégagé toutes leurs anciennes tranchées. Dans ce chaos, le 64e retrouva le matériel laissé le matin, et particulièrement toutes ses mitrailleuses que, dans leur radio, les Allemands ont affirmé nous avoir enlevées, tandis qu'ils n'en ont réellement été que les possesseurs temporaires. Et les possesseurs pour les quelques heures qui leur furent, très funestes, à en juger par les monceaux de cadavres qu'ils laissèrent dans leur recul.

Monceaux est ici le terme exact. Les chasseurs, eu avançant, trouvèrent certains boyaux pleins de morts.

Comparée   aux   pertes  qu'ils   avaient  subies   eux mêmes pendant le marmitage, et au moment même des  combats  rapprochés,  cette   affreuse   vision   des pertes   ennemies   acheva   de   leur   faire   comprendre l'intensité  de  l'effort  en  vain  dépensé  contre  eux, le  prix dont l'adversaire avait consenti  d'avance  à payer   la   conquête   de   son   ancien   Winterberg,   et,, enfin, le résultat  de leur propre  courage,  l'importance et la gloire de leur propre succès.

 


 

 

 

 

 


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