Repérage par le son

I

Une recrue

Tiens, c'est vous? — Moi-même!

Je serrai la main à mon vieil ami Saillansky, qui venait de se dresser, fier comme Artaban, la main droite touchant la visière du casque., à la porte de ma cagna.

J'avais quitté, voici dix mois environ, Saillansky, aspirant au 2* groupe du ... régiment d'artillerie lourde, secteur 172. Aujour­d'hui, je le retrouvais sous-lieutenant, ayant troqué contre une grenade d'état-major le numéro de ses écussons.

  Eh bien, mon capitaine, dit-il en souriant, vous voyez que je tiens ma promesse...

  Quelle promesse?

  Celle de vous retrouver un jour ou l'autre avant la fin de la campagne; je vous la fis quand vous avez quitté le groupe pour prendre le commandement de cette nouvelle section de repérage par le son.

R. P. S.! fis-je pour parler le langage abréviatif à la mode.
 --
Nous vous avons regretté à la batterie...

  Et j'ai bien regretté la batterie moi-marne...  Mais ce qu'on fait ici est tellement intéressant!...

  i me tarde de m'en rendre compte.

  Comment?... Au fait, qu'est-ce que vous venez chercher par ici?

  La 3° section R. P. S.

  Vous y êtes!

Alors, mon capitaine, il ne me reste plus qu'à vous remettre ma lettre de service,

Et il me passa un papelard ainsi libellé :

Note de service

« Le sous-lieutenant Saillansky, du ...* régiment d'artillerie lourde, est désigné pour accomplir un stage de trente jours à l'une des sections d'e repérage et réglage du tir par le son stationnées sur le territoire occupé par la X' armée.

« Le général commandant l'artillerie du ...* corps,

« N... « 17 mars 1918.

« Exécution. — L'officier sus-désigné se rendra au poste central de la 3e section, à Roucy, le 20 mars 1918, et se présentera au capitaine S... dans la matinée de ce jour.

« Par  ampliation,

« Le chef d'état-major ; « V,... »

Encore un papier de plus! dis-je à Sailansky en lui rendant celui qui l'accréditait auprès de moi... Eh bien, mon cher, soyez 1e bienvenu... Avez-vous déjeuné?

— J'ai pris le P. D. D. M., autrement-dit le petit déjeuner du matin.

Voici l'heure de prendre le G. D. D. M., ou grand déjeuner de midi... Ma popote est à deux pas... Et tenez, je vois mon lieutenant, ce grand diable de Ducolier qui m'avertit, par des gestes télégraphiques, que les viandes sont avancées...

Pourvu qu'elles ne  soient pas  faisandées! s'amusa mon visiteur.

Agitant ses grands bras à la façon d'un appareil Chappe, le lieutenant Ducolier nous faisait signe d'activer.

Il esquissa bientôt le fameux commandement au trot! si connu de toute la cavalerie et de toute l'artillerie françaises.

Docolier est toujours pressé de se mettre à table, expliquai-je à Saillnsky.

Mon Dieu... c'est une opinion.

—Il prétend que l'heure de la popote est le meilleur moment de la journée.

Ducolier avait entendu.

 — La soupe est un service, mon capitaine! clama-t-il. Un service qui demande l'exactitude, tout comme les autres...

Il est midi, Ducolier...

Et trois minutes, mon capitaine! La prochaine fois, je vous mettrai à l'amende.

— Je m'y mets moi-même en l'honneur de notre camarade Saillansky, que je vous présente, et. qui va vivre un mois avec nous.

La déjeuner fut gai. Frigo assaisonné de bonne humeur... et de saindoux de la sous-intendance. On commençait à s'habituer à ce menu que l'ingéniosité de mon cuisinier, Friscourt, n'arrivait pas toujours à varier.

Mais bast! a la guerre comme à la guerre!...

Voici bientôt quatre ans qu'on répétait cette antienne en manière de consolation aux petits déboires de chaque jour.

Et puis, on avait toujours la ressource d'une conversation vive et animée, et d'une bonne bouteille supplémentaire achetée à là coopérative du corps d'armée.

Il était convenu, chez nous, qu'on ne devait pas parler service avant le café. J'attendis donc que le moka fumât dans les tasses —-et da pipe aux lèvres — pour demander au nouveau venu :

Alors, vous allez être versé dans les sections de repérage?

Ça m'en a tout l'air.

Aviez-vous fait une demande?

Pas du tout.

— Comment se fait-il, dans ce cas...

Il paraît que je dois ça à mon talent sur le cor de chasse.

Ah! bah...

Oui : le général m'a entendu sonner dernièrement le Point du jour. II a dit au chef d'escadron : « Voilà un gaillard qui est musicien, ii faut l'envoyer au repérage par le son. »

—. Ce général est un homme de bon sens... Et sa déduction est très logique.

Là-dessus Dueollier rappela qu'on recrutait le personnel de nos sections de préférence parmi les musiciens, et qu'elles comptaient plusieurs prix de Rone musicaux, entre autres le brave Claude D.,. qui avait été grièvement blessé à son poste.

— Utilisation des compétences ! ajoutai-je... Il est évident qu'un homme accoutumé à sectionner le temps en mesures et à le modeler en rythmes sera plus qualifié qu'un autre pour métrer les intervalles des détonations — base du système — en secondes et en fractions de
secondes.

- Il faut toujours aller aux spécialistes, reprit Ducolier; et ce sera ainsi  tant  qu'on recrutera le militaire   dans le civil... Ainsi, chez nous, les meilleurs pointeurs sont formés par les cochers de fiacre et les garçons de café.

Pourquoi ? demanda Saillansky.

Parce qu'ils sont rompus à la gymnastique du calcul mental et que, dans ces conditions, ils ajoutent et retranchent très vite, avec les moindres chances d'erreur, les corrections goniométriques.

En tous les cas, dis-je à Saillansky, félicitez-vous, mon cher, de savoir jouer du cor de chasse. Cet instrument est parfois gênant pour les voisins, mais il vous a valu une excursion sur un domaine extrêmement curieux...

Et neuf! ajouta Ducollier en nous versant la fine.

II Cours de repérage

Le canon tonnait sourdement au loin. Ducollier écouta avec attention. — Ce doit être une nouvelle pièce, fit-il.

— II sera facile de nous en assurer.

—. Comment? interrogea Saillansky avec une curiosité qu'il ne dissimulait point.

— Par une simple opération mathématique ayant pour fondement les principes suivants, mis en application au moyen d'appareils spécialement construits à cet effet.

« II s'agit, en dernière analyse, de mesurer la différence des temps d'arrivée d'un bruit à des postes d'observation placés en des points connus. Là est le principe primordial.

« Pour le concrétiser en chiffres, notons la différence entre les temps d'arrivée de la détonation à deux postes situés aux extrémités d'une base... Qu' obtiendrons-nous en faisant le produit par la vitesse du son? demanda le lieutenant avec un sérieux d'examinateur.

La différence de distance de la pièce aux deux postes.

Vous l'avez dit.

Et les corrections? Il y en a toujours...

On les obtient aisément par le calcul, en cas de différence» d'altitudes entre la pièce et les postes?, ou encore, lorsqu'il y a un vent suffisamment fort pour modifier la vitesse du son, par l'entraînement des ondes sonores,

Saillansky paraissait prendre un vif intérêt à ces explications sommaires. Il insista en s'adressant à moi :

Combien faut-il de postes?

Trois au moins. C'est le nombre généralement employé.

En somme, pour nous résumer, c'est ici le son — et lui seul-- qui est l'instrument de mesure pour la distance séparant la pièce qui tire du point d'éclatement. Mais quand on a cette distance, ou n'a pas tout. Cela ne donne pas la position de la pièce? Comment s'obtient-elle?

   Par des procédés graphiques sur une carte où les points d'observation sont situés avec précision. Mais c'est là une question un peu technique. Pour l'élucider, il me faudrait faire un schéma sur un tableau noir... et je n'en ai pas. Vous vous familiariserez d'ailleurs aisément, à la pratique, avec ce problème de la détermination d'une position cherchée, quand vous aurez travaillé avec les appareils sur la fixation de l'élément essentiel...

La distance !

C'est cela.

Mais qu'est-ce qui se passe?... demanda tout à coup Ducolier.
Il se leva et alla regarder par un des sabords de la popote.

Le canon menait un rude raffut par là-bas, vers le bois de Berrieux.

   C'est directement au nord, fis-je.

Mais le roulement gagnait déjà à droite, sur l'est, en direction de Condé-sur-Suippe et de Neuf Châtel-sur- Aisne, occupés par l'ennemi.

Nous sortîmes de notre repaire, qui voisinait avec tant d'autres du même genre (car oncques ne vit plus de cagnas, d'abris, de P.C. ni pareil entrelacis de réseaux de communication que sur cette cote 109. trouée comme une taupinière).

Au milieu de toute cette organisation trônait le moulin de Roucy, ou plutôt ce qui en restait : une tour ronde, massive à apparence de donjon, seul vestige des bâtiments incendiés.

De là, on dominait un panorama considérablement étendu, allant jusqu'au château de la Bôve et à la ferme du Petit-Saint-Jean, à seize kilomètres, et au calvaire de la Garde, au delà de l'écluse d'Avaux, à vingt kilomètres au moins.

Entre la zone tracée par ces points et le nôtre, les tranchées ondulaient, marquant le front à la Ville-aux-Bois, Berry-au-Bac, Villers-Franqueux...

C'est au delà de cette ligne que le fracas de la canonnade atteignait son maximum.

Nos pièces répondaient, mais faiblement.

   Mon petit Saillansky, dis-je au sous-lieutenant, vous tombez à pic!

Ah! ah!

Oui; pour vos débuts, vous assisterez à une séance fort intéressante!

-  Qu'allez- vous faine,  mon capitaine?

Repérer par le son, mon ami... N'est-ce pas là notre métier?. „
- en effet!

-  Allons, Ducolier, en route pour le poste central  Ça barde par là, Ne ratons pas le coche.

— Ni le boche !

III

Démonstration

On partit.

Ducolier guidait la marche.

Nous dévalâmes la pente, rapide, menant à la station démolie de Bouffignereux.

Là, une auto nous attendait.

En un quart d'heure, elle nous conduit près de la chapelle érigée près de la voie ferrée, au nord-ouest de Cormicy.

Pauvre chapelle 1 II n'en reste plus grand chose...

Que d'obus elle a reçus depuis avril  1917!

Mais en n'a pas le temps de s'attendrir sur son sort.

Nous voici rendus au poste central, tout proche.

Ce poste, du système Cotton-Weiss, est installé dans un trou à peine abrité.

Il ne renferme pas d'appareils de mesure, mais simplement des téléphones par lesquels il reçoit les résultats numériques et les renseignements divers envoyés des bases.

Ces bases elles-mêmes — ou postes simples — sont munis d'instruments de mesure portatifs et à lecture directe,

Je prends la carte au quatre-vingt millième et j'explique à Saillansky :

Notre section comprend trois postes échelonnés sur le Iront du secteur à surveiller. Ils sont marqués ici au moyen d'un trait rouge.

—- Je vois.

Le premier, le poste À...

Est à la station ide Berry-au-Bac.

Assez mauvais coin!... Le poste B...

A l'écluse die Sapigneul...

Coin .guère meilleur... Le poste C...

A la Maison Bleue, derrière La Neuville et le canal.

Le plus mauvais de tous les coins 1... Malgré cela, nos postes travaillent. Ils tiennent peu de place; on ne les voit pas: ils ne sont pas l'objet de bombardements systématiques sous lesquels les plus résolus ne pourraient rien faire.

Depuis quelques minutes, un silence relatif s'était établi,

Ça ne peut pas durer! émit Ducolier.

En effet, une puissante détonation, à l'avant, vint rompre ce calme.

—- Attention! dis-je... Voilà un thème sur quoi vont travailler nos postes. Chacun d'eux a pour rôle de déterminer la direction du rayon sonore qui parvient en un point donné du terrain. Ce point est le milieu de la distance séparant deux appareils ou rupteurs. Le son arrive, par exemple, au deuxième rupteur un certain temps (t) après être parvenu au premier. On mesure ce temps t, ou plutôt la différence de marche at, a étant la vitesse du son au moment de l'observation. Cette différence de marche est figurée géométriquement par la projection de la base — ou poste simple — sur la direction du rayon sonore...

De sorte, acheva Saillansky, que si l'on connaît cette projection  géométrique,   on  peut immédiatement  construire l'angle que fait la direction cherchée avec la base.

Parfait! approuva Ducolier... Voilà tout le secret... Vous irez loin, mon jeune ami.

Mais le « jeune ami » n'était pas entièrement satisfait, II demanda :

Comment connaître la valeur de cette projection en, mètres?
-~ Par le fluxmètre.

Quid?

Vous verrez tout à l'heure en quoi consiste cet instrument,
En  attendant, le lieutenant Ducolier,  assis  à côté des téléphon
istes, notait les indications reçues des divers postes en fonction.

Il établissait les concordances horaires entre les coups notés pas eux (et dont les détonations nous arrivaient, distinctes).

Puis il reporta sur sa carte les rayons sonores correspondant au même coup de canon (départ et arrivée du projectile).

 

Ensuite, il effectua une rapide opération à l'aide des graphiques obtenus. La position de la pièce était trouvée,

On la transmit aussitôt, par coordonnées, au service du canevas de tir.

Moins de cinq minutes après, un feu énergique de contre-batterie se déclenchait.

Nous écoutions...

La pièce boche se tait! dit tout à coup Saillansky... Oui, on ne l'entend plus...

Et voilà pourquoi votre fille est muette! s'exclama Ducolier en riant.

Très simple, évidemment; comme l'œuf de Christophe Colomb. Seulement, il fallait le trouver...

IV

 La Maison Bleue

 A présent, nous allions à travers la plaine.

Nous sortions de Cormicy en décombres pour gagner la Maison Bleue.

Elle n'avait pas trop souffert, cette maison, dont la couleur désignative semblait bien passée aujourd'hui; elle se trouvait près du pont du canal, au bord de la route nationale n° 44 de Cambrai à Chalons-sur-Marne

La Maison Bleue semblait déserte...

Et qui, en fait, qui, bone Deus, eût pu songer à en faire son gite.

Pourtant, elle était habitée.

A une fenêtre sans vitres du rez-de-chaussée, un poilu se dressait, dévorant à belles dents un quart de boule agrémenté d'un morceau de singe.

A notre approche, il me salua.

Bonjour, mon capitaine.

Bonjour, Valdamme. Rien de nouveau?

Non, mon capitane. Tout va bien.

Le maréchal des logis Hervelon est là?

Il est aux rupteurs.

I1 y aurait quelque chose de dérangé?

Je ne crois pas, mon capitaine... Mais le maréchal des logis, il faut qu'il bricole tout le temps.

C'est un de ceux qui ont mis l'invention au point, dis-je à Saill­ansky,

Nous entrâmes.

      Tenez, Saillansky, voici le fluxmètre, sur quoi vous demandiez des explications tout à l'heure. C'est un galvanomètre construit en vue des mesures électriques. Comme vous voyez, l'aiguille est mobile sur un cadran divisé. Cette aiguille part du zéro aussitôt que le son, agissant sur le premier rupteur, provoque la rupture du courant; elle va vers la droite ou vers la gauche suivant l'origine de la source sonore. Quand le son atteint le second rupteur, un deuxième contact est coupé, l'aiguille s'arrête et reste en place...

La démonstration fut interrompue par une détonation lointaine.

L'opérateur avait lu le nombre de divisions indiqué par l'aiguille sur le cadran parcouru. Il la ramena au zéro. L'appareil était prêt à recevoir le coup suivant, les rupteurs replacés dans la position d'écoute.

Le maréchal des logis Hervelon assurait les contacts électriques de ces rupteurs, appareils à réservoir d'air et à soupape.

Et tout en mettant les contacts au point, il expliquait à Saillansky :

Les rupteurs  sont insensibles  aux bruits  des mitrailleuses,  aux coups de fusil, aux sifflements des obus. Ils ne connaissent que le canon... et encore dans les limites que l'on veut.

Comment?

On peut, par exemple, ne les rendre sensibles qu'aux pièces de gros calibre.

Pendant ces explications, un brigadier avait noté avec soin l'heure de chaque coup repéré ainsi que les valeurs des intervalles de temps, mesurés au compte-gouttes.

Cela comme élément de vérification pour le poste central.

**

-- Très curieux! déclara Saillansky, absolument passionné par cet ingénieux système.

N'est-ce pas?... Mais il y a d'autres procédés encore, tout aussi intéressants et fondés sur des principes différents.

Et comme je voyais une nouvelle curiosité s'allumer dans les yeux de mon interlocuteur, je m'employai à la satisfaire.

Pareil à la plupart des néophytes, il voulait tout savoir à la fois.

Mais, faute d'avoir le matériel nécessaire, sous la main, je ne pus que lui fournir des détails sommaires sur les récepteurs à microphones; sur le système du galvanomètre à cordes avec film cinématographique destiné à enregistrer photographiquement l'arrivée du son et à noter les intervalles de temps — jusqu'au centième de seconde — au moyen d'une lampe à éclipse; enfin sur l'appareil électromagnétique qui est un dérivé du précédent.

Mon élève me demanda :

 — Y a-t-il des sections pourvues de ces genres de matériel?

Sans doute...  D'ailleurs, pendant votre mois de stage, nous aurons certainement l'occasion...

V

 Prélude d'attaque

Je ne pus terminer ma phrase. Un sifflement bref, puis un bruit mort. Un obus venait de tomber à proximité de la Maison Bleue. Ce projectile n'avait pas explosé.

    En voilà un, dit Ducolier, dont nous n'avons pas à noter l'instant d'éclatement!

J'avais tiré ma montre.

Deux heures quarante-sept minutes dix-neuf secondes!...
Presque en même temps le bruit du coup de départ arrivait à nos oreilles.

Hervelon enregistra le temps.

Le projectile était arrivé avant le son du canon. Il était donc animé d'une allure supérieure à celle du son et doué d'une vitesse initiale considérable.

   C'est un 105! déclara un poilu qui était allé reconnaître le trou foré dans la terre par l'obus.

À peine avait-Il prononcé cette constatation qu'un nouveau projectile débarquait, en éclatant cette fois, plus près de la maison du poste.

   Rentrons! dis-je à nos compagnons. L'abri n'est pas fameux, mais nous serons toujours, protégés contre les éclats.

À l'intérieur, l'équipe continuait son travail, méthodiquement, en silence, enregistrant les données fournies par les fluxmètres, vérifiant les contacts commandés par les rupteurs, et rompus successivement par l'action du son. ce qui mettait d'abord l'aiguille en, marche, puis l'arrêtait sur une division immédiatement notée par l'opérateur.

—Nos trois postes travaillent de la même façon, expliqua Ducolier à Saillansky.

Et, au fur et à mesure, le poste central, qui reçoit leur indication, établit les concordances horaires pour reporter sur la carte les rayons sonores correspondant au même coup de canon?

C'est cela.

De sorte qu'on a immédiatement une vérification quand un coup a été repéré par plus de deux bases?

Vous avez compris.

-— Une chose me surprend, m'émerveille.

Quoi donc? demandai-je. ,

L'extrême sensibilité de tous ces appareils.

Ils pourraient être plus sensibles encore, et on obtiendrait ici dans le domaine acoustique, des phénomènes progressifs analogues à ceux qui font la supériorité de la plaque photographique sur la rétine... Mais il ne faut pas pousser trop loin dans cette voie.

— Pourquoi?

—Parce que les bruits parasites, les ébranlements causés par le vent et les coups très lointains compromettraient alors la netteté des perceptions nécessaires aux repérages.

   Il doit arriver parfois que, par suite d'un bombardement, les fils téléphoniques de certaines bases soient coupés?

Cela arrive souvent.
-- Alors?

La section n'est pas, pour celas réduite à l'impuissance.

Vous employez les coureurs?

Parfaitement.

Ou les communications optiques?

—Encore... Les bases continuent leur travail sans interruption et font parvenir aussitôt que possible par écrit leurs résultats au poste central.

Dans de telles conditions, mon capitaine, je vois que vous avez ici aussi vos héros.

Comme partout...

*

Pendant quelques minutes, le bombardement qui menaçait la Maison Bleue s'était tu.

Un tir d'essai, sans doute opina Ducolier.
Je n'étais pas de son avis.

Depuis plusieurs jours, les tirs de ce genre se renouvelaient assez fréquents — signe particulier — toujours à la même heure, dans le cours de l'après-midi.

Où Ducolier voyait des tirs d'essai, je voyais, moi, des réglages nettement caractérisés sur nos premières lignes.

L'artillerie boche du secteur d'en face venait probablement d'être relevée.

Celle qui la remplaçait tâtait le terrain, en vérifiant les données qu'on lui laissait, ou encore réglait pour son propre compte.

Tout à coup, la cadence du canon ennemi s'accéléra, en même temps que s'allongeait la trajectoire.

Le village de Cormicy, celui de Cauroy-lès-Hermonville, en même temps que la ligne du chemin de fer, recevaient de copieuses dégelées, libéralement réparties.

Nos batteries ripostèrent.  Le feu allemand s'amoindrit,

Mais il persista, notamment sur les abords du canal.
C'était là que se trouvaient nos trois postes : A (station de Berry-au-Bac), B (écluse de Sapigneul) et G (Maison Bleue).

D'autres coups visaient évidemment la chapelle de Cormicy où, s'en souvient, était installé le central.

 

De sorte que toute la section était prise à partie.

Chameaux! gronda le lieutenant Ducolier, on dirait vraiment qu'ils nous cherchent.

Ce n'aurait pas été étonnant... Ces temps derniers, les Boches avaient fait des prisonniers, au cours de plusieurs coups de main. ils devaient savoir quelque chose... Et ils voulaient en savoir plus encore,

Car les sections de repérage et de réglage par le son — invention bien française — piquaient vivement leur curiosité.

Nous en avions eu la preuve, peu de temps auparavant, lors de la capture d'un officier observateur d'artillerie dont l'avion était venu se poser, par suite .d'une panne opportune, près du château de Vaux-Varennes.

Après avoir parlé sans trop se faire prier, cet officier avait dit à notre interprète :

Qu'est-ce que c'est donc que ce repérage par le son que vous pratiquez depuis quelque temps?

On voit que la question préoccupait l'adversaire.

Le tir ennemi redoublait maintenant de rapidité et d'intensité.

Ils vont attaquer! dis-je à Ducolier

Vous croyez, mon capitaine?

Sûr.

Qui vous le fait supposer?

-~ C'est là leur prélude habituel... Et puis, mon ami... Regardez.

Levant le bras, je montrai une dizaine d'avions qui venaient de se lever derrière Poilcourt,

Cette petite escadrille piquait directement  sur nous.

Je commence à croire que vous avez raison, mon capitaine, déclara Ducolier.

A la jumelle, il observait les avions qui s'approchaient.

VI

La section attaquée

Tout à coup, des cris s'élevèrent dans nos lignes toutes proches, Les avions ennemis attaquaient à la mitrailleuse... On les vit s'abaisser, tourner, virevolter. D'autres vinrent se joindre à eux.

Ceux-là arrivaient de la direction de Prouvais, Proviseux et Plesnoy et poussaient directement sur Berry-au-Bac et Sapigneul, en survolant le camp de César et la ferme Mauchamps.

A présent, il y en avait en tout au moins une vingtaine. 

Que font les nôtres? demandait 1e lieutenant   Ducolier avec une impatience inquiète.

il faut au moins leur donner le temps d'être avertis de cette agression foudroyante,

C'est vrai!

Mais ce n'était pas tout...

Il n'y avait pas que des mitrailleuses.

Certains de ces appareils étaient des avions de bombardement, car bientôt nous entendîmes la chute de torpilles, qui explosait dans nos tranchées en secouant le sol.

Ce devait être un signal...

Des lignes allemandes, d'innombrables feld-grau jaillirent. Cela grouillait comme dans une fourmilière.

C'est cette éclosion-là que Ducolier observait maintenant à la jumelle.

Eh! dit-il, vous aviez décidément raison tout à l'heure, mon capitaine,..

Ah?

C'est une attaqua brusquée...

Et fadée! ajouta Saillansky, lequel regardait tout ce branle-bas, impavide et même souriant.

Ah ! qu'il serait bon avoir sous la main une batterie de 75 pour taper dans le tas! murmurai-je...

Malheureusement, dit  Ducolier,  on est devenu des techniciens, des spécialistes!...

Et messieurs les Boches avancent !       ,
Oui, ils avançaient... En masse serrée, imposante...

Le commandement adverse avait dû renforcer là les effectifs d'une façon inusitée.

A vue d'œil, et connaissant nos effectifs, je calculai qu'ils étaient vis-à-vis de nous dans la proportion de 4 à 1.

Ils ont bien mis en œuvre la valeur d'une division entière!...estima Ducolier.

Cela ne m'étonnerai! pas... Depuis quelque temps, c'est leur mesure.

Les renforts venus de Russie leur permettent ce luxe! énonça Saillansky.

Quoi qu'il en fût, l'attaque allemande allait grand train, se développant également au centre et aux deux ailes.

Le centre avait nettement comme axe la position de Condé-sur-Suippe.

Les ailes se limitaient, au nord, au ruisseau de la Miette; su sud. au ruisseau des Fontaines.

Toute la section était menacée ainsi. Les ailes se rabattant, elle l'encadrait comme par la fermeture de deux parenthèses.

La situation devenait sérieuse...

 

Très sérieuse même, car notre cordon de défense était beaucoup trop clair pour tenir devant, un pareil effort.

Il se produisait là, sur un théâtre moindre et toutes proportions gardées, ce qui devait se produire, le 21 mai suivant, à Fismes et au Chemin des Dames,

Nos troupes étaient débordées.

Elles commençaient à abandonner leurs tranchées, intenables sous la mitraille qui les prenait d'enfilade, sous les bombes d'avions qui les martelaient effroyablement

On les voyait se replier tout en tirant... mais si inférieures en nombre qu'il était impossible de conserver le moindre doute sur l'issue probable de l'aventure.

— Mes amis, dis-je, ne restons pas...; Nous n'avons rien à faire ici. Il nous faut regagner le poste central...

— Si nous pouvons! corrigea Ducolier.

En effet, tout autour de la chapelle, — et par conséquent du poste, — c'est une arrivée ininterrompue de marmites du modèle le plus tonitruant.

N'importe ! il faut passer.

Nous voilà partis... la cigarette à la bouche — et .un pli profond au front, car ce qui s'annonce n'est pas gai.

Aura-t-on le temps de parer à cette -attaque?

Le commandement de l'armée doit être prévenu...

Mais aura-t-il les  moyens matériels qu'il faudrait   sans retard mettre en œuvre? Toute la question est là...

Chaque fois que le Français a plié, dans cette guerre, il a fléchi sous le nombre.

Etions-nous encore menacés de cette fatalité?

Pas de doute!

A quatre contre un, ils avançaient, les autres!

Tout en remontant vers la chapelle, nous nous retournions parfois et constations les progrès du Boche.

Le voici dans nos tranchées...

Son coup de main réussit...

— Ah! fait Ducolier, la section est tangente...

C'est malheureusement vrai...

L'ennemi est à proximité immédiate de nos bases.

La section est en danger!

VII

Péril!...

Nous voici au central.

Ce ne fut pas sans peine, après avoir failli dix fois, vingt fois, être atteints ou ensevelis. Mes hommes travaillant toujours... sous la direction de Coudekerque, l'adjudant, un vieux dur-à-cuire.

Qu'est-ce que vous recevez? lui demande-je.

Les coups notés... et aussi quelques marmites.

Les bases vont être attaquées!

C'est ce qu'ils me disent, là-bas. Les Boches ne sont pas à un kilomètre...   J'ai tout de même donné l'ordre aux opérateurs de continuer; et bien m'en a pris sur ma foi!

Pourquoi, Coudekerque?

Nous avons fini par repérer la grosse pièce de 305 qui tape depuis hier sur la gare de BreuiL

Ah!

Oui, mon capitaine... Et nos 140 de marine se sont mis dessus. Le 305 ne tire plus. Il paraît qu'il est amoché.

Vous voyez, Saillansky, dis-je à mon élève... Voilà les résultats que nous obtenons.

J'en étais fier — très légitimement. Mais cela ne me faisait pas oublier la situation présente.

Je bondis au téléphone, pour interroger successivement la base A, la base B et la base C.

L'enquête fut courte, mais concluante.

Sans dix minutas, les Boches seraient là,

Ducolier tenait un des écouteurs.

Qu'ordonnez-vous, mon capitaine?

Que feriez- vous, Ducolier?

   Les nôtres ne peuvent pas tenir, n'ayant ni le nombre voulu, ni les armes nécessaires.

   C'est bien ce que je pense... Évitons des sacrifices inutiles et sauvons ce qui peut être sauvé.

Et je passai l'ordre suivant :

« Se replier en emportant le matériel coûte que coûte! »

**

Cet ordre donné, je me sentis plus tranquille.

Je m'étais mis en liaison téléphonique avec le Q. G. de l'artillerie du C. A.

Par là, je pouvais suivre, auditivement toutes les phases de la bataille.

Au bout du fil, je tenais mon camarade  Laroyelle,   adjoint au général.

Eh bien?

Les Boches avancent toujours...

Même allure?

Non. Ça se ralentit... C'est que notre 75 entre énergiquement en danse,

Pourquoi ne l'a-t-il pas fait plus tôt?

Il y a eu une relève. Les autres devaient te savoir.

Toujours la même chose!

 

Mais ce qu'ils ne savent pas, c'est que la brigade Dupîessis arrive par Villers-Franqueux.

Alors, ça va changer?

Je l'espère... Et ta section?

Je mis Laroyelle au courant. Il m'approuva.

Tu as bien fait... Ca aurait été un sale coup si ce matériel-là était  tombé aux mains des Boche»! ,

Il y a assez longtemps qu'ils le guignent.

Pourvu qu'ils ne l'aient pas, mon vieux, c'est l'essentiel,... Le reste s'arrangera.

Bien entendu.

Allo!... '

Allo!...

Plus rien...

La communication était coupée entre le central et le P. C. du général.

Aucun appel possible non plus, maintenant, du côté de mes trois bases.

Rien ne rendait.

— Ils sont partis sans doute, dis-je à Ducolier... Pourvu qu'il n'y ait pas eu de casse!

C'était ma grande préoccupation... Mes braves opérateurs avaient-lis pu passer sains et saufs à travers la mitraille?

Avaient-ils pu sauver leur matériel?...

Et personne ne manquerait-il à l'appel, ce soir?

Douloureuses, angoissantes questions!

Et ne rien savoir de ce qui se passait!...

L'avance boche était-elle enrayée?...

En avant, la fusillade faisait rage... Puis, une accalmie soudaine se produisit.

Qu'y avait-il donc?

**

Au milieu de mes impatiences inquiètes, j'entends la voix d'Hervelos, au dehors.

La voix se rapproche... Je; distingue ces mots :

    Nous voici!

C'est le maréchal des logis et l'équipe de la Maison Bleue. Deux hommes portent les instruments.

Manque personne? demandé-je.

Personne, mon capitaine.

 

Et le matériel?

Au complet

Dix minutes après, c'est la base de l'écluse de Sapigneul qui réintègre le central.

Mêmes -questions, mêmes réponses. Tout va bien.

Paraît que les Boches reculent! dit le brigadier Hérault, commandant l'équipe.

Qui t'a dit ça?

On n'a pas eu besoin de me le dire, mon capitaine. Ça se voit. Nos renforts tapent dur.

La brigade Duplessis! Réussira-t-elle à refouler l'assaillant, à lui reprendre ce que nous avons dû lui abandonner?

Pourra-t-on, surtout, lui arracher ce pont du canal, vers la Maison Bleue, qui a été le théâtre d'une défense héroïque, et que Hervelon a eu la douleur de voir tomber aux mains de l'ennemi?

Toutes ces questions ne m'en font pas oublier une autre qui est pour moi la principale :

«   — Ma base A?... Ma base de la station de Berry-au-Bac, dont je suis sans nouvelles!...

VI II  Manque a l'appel... »

Voici une heure déjà que les deux autres sont rentrées. La nuit tombe... Et toujours rien!

Le premier canonnier Vuilleminot, qui dirige la base A, est un garçon sérieux, un excellent soldat. Il porte la croix de guerre avec étoile de bronze, celle qui a le plus de valeur aux yeux de beaucoup parce qu'elle est toujours décernée sous les yeux des camarades et non après un tas de balades dans les bureaux d'état-major... C'est un brave, très attaché à son devoir, rompu à son service.

S'il ne donne pas signe de vie, c'est qu'il lui est arrivé malheur...

A lui et à ses camarades... Car, parmi tous, un au moins aurait du s'échapper... venir... ou faire dire quelque chose.

Au lieu de cela, c'est le silence... Un silence peu rassurant.

Je questionne Hervelon et Hérault.

Ils ne savent rien... Ils n'ont rien vu. : Leurs camarades, non plus, ne peuvent rien dire,...

Et, en voyant le jour baisser de plus en plus, et la bataille encore faire rage, je me sens traversé d'une inquiétude mortelle.

Comment savoir? Que faire?

Soudain, à la porte du central, une silhouette se dresse.

Et une voix demande :

Le capitaine est là?

Cette voix, je la reconnais... C'est celle de Vuilleminot.

Approche! lui crie-je en me portant à sa rencontre.
Oui, c'est bien lui.

Seul?
~ Seul.

— Et blessé, je vois?

Oh! pas grand-chose.

Il a reçu une balle à la tête; mais cette balle a ricoché sur la boîte crânienne et a fait séton sur le cuir chevelu, provoquant une hémorragie abondante... et plus de peur que de mal.

La vareuse bleu-horizon de Vuilleminot est maculée de sang. Mais il sourit : ,

Heureusement gué j'ai la caboche solide... comme  un vieil éléphant d'Afrique.

Je le félicite d'avoir échappé au danger... à la mort. -.— Alors.,, tes camarades?...

       Voici, .mon capitaine... Conformément à l'ordre que vous nous avez envoyé, nous nous rabattions, les quatre opérateurs et moi, es emportant les appareils.

« Tout à coup, une marmite arrive en avant de nous, et tout près... Je suis projeté à terre.., Je me relève au milieu d'une fumée acre et aveugle... J'appelle : . « —.Vous êtes là?

 « — Oui, me répondent des voix...

« —. Continuons vers le central...

« C'est à ce moment, mon capitaine, que j'ai été frappé par cette balle qui m'a étourdi. Je suis tombé de nouveau.., et quand je me suis relevé — au bout de combien de temps? ... j'étais au milieu d'une escouade de fantassins qui allaient vers Cormicy... ils n'avaient pas vu mes camarades et n'ont pu me renseigner, mon capitaine...

« La nuit venait; j'ai rallié le central, comptant bien y trouver toute l'équipe...

   Elle n'y est pas, mon pauvre Vuilleminot... Mais je ne saurais t'en vouloir.

— Il a fait ce qu'il a pu!... déclara Ducolier... N'est-ce pas, Sailliansky?

   Certainement.

Je restai terriblement perplexe... Je dis :

Le grave, dans tout ceci, c'est que notre base a probablement été prise par les Boches...

C'est a craindre! corrobora mon lieutenant... Quel succès pour eus! car je ne serais pas surpris que tout ce barouf ait été monté pour « chauffer » une section de repérage par le son.

Il y a assez longtemps qu'ils en avaient envie... ajouta Kervelon.

Je relevai la tête, comme galvanisé.

   Mes amis, aux grands maux les grands remèdes!
Tout le monde me regarda...

-- Oui, repris-je... Quand le vin est tiré, il faut le boire ..il ne sera pas dit que notre section se sera laissé ainsi amputer! On nous a pris quelque chose, il faut le reprendre.

Bravo, mon capitaine! dit Dueoiier.

J'en suis! -ajouta Sailllansky.

Que fait-on? demanda Hervelon.

— Nous allons partir... Nous sommes treize, bon chiffre... Allons
à la reprise!..,

 Oui! oui! crièrent-ils tous. Je poursuivis :

La bataille s'éloigne. C'est donc que te Boche rétrograde, qu'il repasse le canal... Courons sus à lui. Joignons-nous aux gars de la brigade  Duplessis.  Rattrapons   l'adversaire   et  arrachons-lui   fluxmètres, rupteurs, shunts, boîtes de mesure et ponts Wheastone!... Il
ne faut pas qu'ils emportent ce butin-là chez eux!.,,. En êtes-vous d'avis, mes amis?... Bien!... Vuilleminot?

Mon capitaine?

Te sens-tu capable de nous accompagner?

Ça va tout à fait bien... à part un léger picotement sur la calebasse.

Bon,.. Prends la tête du mouvement. Tu vas nous guider vers l'endroit où tu as perdu le contact,..

Tout comme un rupteur! conclut-il en riant.
Et ce rire eut un écho, ce mot un succès...

On partit en gaîté...

C'est qu'on sentait — à ce je me sais quoi qui est l'impondérable on sentait l'angoisse de tout à l'heure fondre au souffle embrasé de la revanche prochaine...

IX

 Dans la nuit...

Oh! cette marche, en pleine obscurité, sur ce terrain raviné et mouvant, comme semé d'embûches! Je m'en souviendrai longtemps...

À chaque instant, l'un de nous disparaissait dans un trou avec un juron, butait contre un obstacle, s'aplatissait sur le sol.

Mais on se reformait vite. Les uns aidaient les autres, les appelaient, les guidaient. Malgré la dispersion et le flottement qui, par moments, affectaient le groupe, celui-ci demeurait intégral, intact, vivant...

Nous allions vite, aussi vite qu'on pouvait.

A côté de nous, des fantassins rapides, des chasseurs, des cavaliers.

Où allez-vous? demandai-je parfois.

Reconduire Fritz à coupa de pied dans le derrière.

Vous êtes de la brigade Duplessis?

Je comprends!

D'autres groupes passaient, nous croisant, allant en sens inverse, du côté de Gernicourt.

Ceux-là ramenaient des prisonniers.

Tout à ma pensée obsédante, je les arrêtais pour leur demander quelque renseignement utile à notre recherche.

Rien!...

A présent, nous suivions la voie ferrée.

Nous arrivâmes à la cote 58.

C'est ici! dit Vuilleminot, c'est ici que j'ai reçu le coup et perdu mes compagnons.

Comme nous ne les avons pas rencontrés, c'est qu'ils ne sont pas venus plus loin, fîs-je.

 

Naturellement.

Mais je ne voulus pas m'arrêter à cette idée... trop décourageante, ni surtout en faire part à quiconque... J'ordonnai simplement :

Marchons!...

Nous voici en vue de Berry-au-Bac.

Quand je dis en vue, c'est une manière de parler, car la nuit est si épaisse, maintenant, qu'on ne distingue pas un arbre à dix pas devant soi. (D'ailleurs, c'est très simple : il n'y a plus d'arbres... Encore une manière de parler!)

Non : mais nous venons de reconnaître la ferme Moscou, à droite de: la route nationale, et cela nous annonce que Berry est tout près, à cinq cents mètres.

La station est là,., et tout à côté, l'emplacement — vide — de la base A...

Continuons! dis-je.

En approchant du barrage, nous rencontrons deux dragons, à cheval, ceux-là.

ils nous disent que les Boches sont loin.

-~ De quel côté?

~- Par là, répond l'un en désignant la direction d'Aguileourt.

   Alors, ils retraitent?

   En grande vitesse.

On leur a fait, des prisonniers?

Pas mal... Mais il y a encore une partie de ces cochons-là qui tiens au chemin de Berry, vers le barrage, parce qu'on n'a envoyé personne par là..

Ils sont une trentaine... qui emmènent des artilleurs. Des artilleurs! répète-je, un afflux de sang aux tempes... Des artilleurs. En êtes-vous sûrs, mes amis?

- Oh! tout à fait sûr: mon capitaine... Même que si on n'avait pas été seuls nous 4eux...

Eh bien?...

Eh bien, on aurait tâché moyen de délivrer les copains... Mais â deux contre trente! -- Et quinze contre trente? ~Du un contre deux? Ça irait...

   Bon, mes gars, vous allez venir avec noua,., et surtout nous conduire au bon endroit, hein?

   Ayez pas peur!

    Sont-ils loin?...

-Pas trop... Il n'y a pas cinq minutes que nous les avons aperçus. ,

- En route!

Et, tout en accélérant le pas, je dis au lieutenant Ducolier et au sous-lieutenant Saillansky :

   Avec un peu d'habileté et d'audace, nous tenons notre base  car c'est elle, j'en ai le pressentiment !

—« Sans doute, fit Hervelon... Un des dragons raconte que les Boches portaient des boîtes...

-- Notre .matériel, parbleu.

Je marchais donc plein d'espérance, entraînant mon monde de plus en plus vite, derrière les chevaux qui allongeaient sous la molette.

Une chose, par exemple, m'inquiétait un peu : Notre armement...

Car rarement il en fut de plus hétéroclite, depuis le pistolet automatique et le mousqueton 1874 jusqu'au revolver 1893 en passant par le fameux sabre série Z...

Quel arsenal!...

Mais nous avions la foi qui sauve, et nous ne voulions pas laisser notre précieux outillage à l'ennemi.

 

X

La reprise

 

Nous allions en silence.

 

Bientôt nous dépassions le barrage dont avaient parlé les dragons.

 

À l'orient la lune se levait, pâle, projetant les premiers faisceaux de sa lumière glacée.

 

La campagne s'illumina; des reliefs et des ombres s'y dessinèrent en traits accusés.

 

—. Attention! me dit un des deux cavaliers en tirant sur les reines. On s'arrêta.

 

Alors, lui, me montrant une tache confuse qui ce mouvait dans la plaine, en avant du camp de César ;

 

Voilà! dit-il... Ce doit être eux.

 

J'observai d'un œil avide et me rendis compte que ce détachement marchait en appuyant vers la droite, de façon à rejoindre la ligne onduleuse produite par les tranchées allemandes.

 

Il avait dû s'égarer dans l'obscurité, et maintenant, éclairé, rectifiait sa marche.

 

 — Dans douze ou quinze minutes, ils seront à leurs tranchées, dît le dragon, qui était décidément un éclaireur précieux.

 

-- II faut leur couper la route... Par où?

 

Par là.

 

—. 11 me montrait un chemin de terre, assez creux, rampant derrière une haie maigre et basse, derrière quoi, pourtant, on pouvait se dissimuler, avec des précautions.

 

II n'y avait pas de temps à perdre.

 

Nous accélérâmes l'allure jusqu'au pas de course.

 

Bientôt la haie finissait et le chemin de terre se perdait en plein champs...

 

Mais devant nous, le groupe, obscur tout à l'heure, maintenant plus distinct, venait à notre rencontre.

 

En avant des feld-grau, j'aperçus des bleu-horizon; et dans ceux-ci, Vuilleminot, qui possédait une acuité de vision extraordinaire, reconnut ses camarades de la base de Berry.

 

Le groupe était à cent cinquante mètres de nous à peine.

 

Résolument, je m'avançai en criant :

 

Hait!

 

Et dans le plus pur allemand qu'il me fut possible, —• si toutefois jamais l'allemand peut être pur, — j'ajoutai :

 

Rendez-vous, ou on tire!
Le groupe s'arrêta net...

 

Tirer? Je n'y songeais guère, car j'aurais eu trop peur de faire amocher nos artilleurs... Mais cela, les autres ne pouvaient pas le savoir...

 

Comme la réponse tardait à venir, je réitérai ma menace d'une façon plus effective :

 

—En joue!...

 

Cri que répétèrent mes treize poitrines, formidablement, derrière la haie où l'ennemi soupçonnait peut-être un bataillon, ou au moins une compagnie.

 

Une voix répondit très vite :

 

Kamarad!

 

Avancez un à un!

 

...Et un à un ils furent cueilli».., ...Et mes artilleurs délivrés... ...Et le matériel du poste sauvé... Mais il avait vu de près la catastrophe !

 

Ce qui prouve que, même dans les cas les plus difficiles, li ne faut jamais désespérer.

 

 

 

FIN

 

 

 


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