Le martyre des villages du

Chemin des Dames

En pleine guerre, à la fin de cette sombre année 19Î7, paraissait chez Plon un livre intitulé « les Six femmes et l'Invasion » écrit par une jeune femme, Madame Mêlera, qui, après mille péripéties, rentrait en France venant de Athies-sous-Laon. Par la plus élémentaire prudence son nom était dissimulé sous un pseudonyme, Marguerite Yerta ; toute topographie et les noms de lieux furent déformés, ce qui peut troubler le lecteur non averti.

Ce livre, devenu très rare, a une réelle valeur historique, il a été écrit par une femme intelligente, observatrice, vaillante, dont les épreuves n'avaient pas abattu le sens de l'humour et même une gaieté juvénile. Il a, de plus, le mérite de constituer l'unique témoignage publié de ce qu'a été la vie dans les villages du Laonnois soumis à l'occupation allemande -pendant la guerre de 1914-1918.

En 1914, nous dit l’auteur, nous fîmes la guerre. C'est-à-dire vous la fîtes, vous, les hommes et nous, les femmes, nous dûmes la subir...

C'est de cette pensée qu'est née chez moi, l'un de ces hommes, l'idée de rendre hommage au courage de ces femmes, au moment où, en France, on vient de célébrer, d'ailleurs sans plus de faste qu'il ne fallait, le cinquantième anniversaire du début de cette terrible épreuve.

J'ai cherché à regrouper des souvenirs du martyre de ces villages qui, pour leur malheur, se sont trouvé sur la ligne de feu en septembre 1914.

Certains ont entièrement disparu, comme Cerny-en-Laonnois, Ailles ou Vauclair-la-Vallée-Foulon. D'autres, plus nombreux, ont bien rejailli de leurs cendres, mais plus une maison, plus un clocher, plus un arbre ne rappelle la silhouette aimée, pimpante, élégante de ces vieux villages de vignerons. Le plus célèbre d'entre eux, Craonne, a dû même être déplacé, tellement le sol était devenu impropre à toute construction.

Pour ce travail, j'avais espéré retrouver des témoins de ces mauvais jours. Il fallut y renoncer ; je m'y prenais trop tard : les vieux sont morts et les jeunes d'alors, dont les cheveux ont maintenant blanchi, n'ont gardé que le souvenir des mauvais tours joués à l'occupant, le plus souvent pour ne pas mourir de faim. J'allais abandonner mon projet, lorsque j'ai eu la chance de me voir confier par ses enfants un récit écrit en 1914, lors de son rapatriement, par Madame de Renty, née Babled, qui possédait .à Craonne une maison de famille où elle passait les mois de vacances avec ses enfants.

Ce document, le livre de Madame Mêlera, quelques détails relevés dans les précieuses monographies communales du Comte de Sars, écrites entre les deux guerres, et c'est tout ce qui a constitué une documentation dont je déplore d'insuffisance. Aucun document d'archives, puisqu'il n'existait plus d'autorité française.

Au début de la guerre, dans nos villages, on ne savait pas grand-chose du déroulement des opérations militaires. Les autorités étaient muettes. On entendait le canon... au loin ! Le coup de boutoir donné par de général Lanrezac dans la région de Guise avait permis à des convois de se replier et ce sont eux qui ont alerté, mais bien tard, la population. De plus, nos gens n'étaient pas enclins à abandonner leurs biens. Ne racontait-on pas dans mon enfance, que la population villageoise qui, en 1814, n'avait plus connu d'invasion depuis plus d'un siècle, n'avait pas cherché à quitter ses maisons, ce que les terribles exactions des « Cosaques » lui avait fait amèrement regretter. Aussi, en 1870, nos grand-mères, quand elles le purent, cherchèrent à gagner une ville. Mes se trompèrent car, dans les campagnes, seules, les maisons vides furent pillées tandis qu'à Laon, l'explosion de la citadelle rendit difficiles les rapports avec occupant et que Paris connaissait le siège puis la Commune, de sinistre  mémoire.

En 1914, il aurait mieux fallu fuir et on ne le fit pas, tandis qu'en 1940, il aurait mieux fallu rester chez soi que se précipiter sur les routes !

Dans les premiers jours de Septembre 1914, les troupes allemandes talonnaient donc de près notre malheureuse armée sous les yeux d'une population surprise et stupéfaite. Il n'y eut pratiquement pas de combats dans notre région, à part quelques coups de feu tirés par des arrière-gardes. Un convoi d'artillerie, qui a semblé égaré, fut détruit au canon sur le plateau de Montbérault dans la soirée du 1er Septembre, tandis que le 2, au-dessus de Juvigny, un rapide combat fit quelques victimes.

Madame de Renty nous dit la résolution avec laquelle les mobilisés rejoignirent l'armée et expose les motifs qui lui ont fait choisir de rester à Craonne, bien que son mari ne puisse quitter Paris. Elle nous dit aussi son effroi lorsqu'elle sentit la guerre se rapprocher si vite. Le 30 Août, le receveur des postes recevait l'ordre de briser ses appareils et de se replier. Dès le lendemain, nos troupes harassées défilaient, largement secourues par la population. Le 4 Septembre, à 9 heures du matin, les derniers soldats français quittaient Craonne. A la tombée du jour, passait une auto remplie d'officiers allemands, puis à minuit les hulans traversaient le village. Toute la nuit, au loin, on entendit sauter ponts et voies ferrées.

Puis, ce fut un silence encore plus angoissant, où dominait l'impression de total abandon. «  A part le manque de pain, nous dit-on, nous n'eûmes pas à souffrir de l'invasion, les allemands n'ayant guère le temps de s'occuper de nous. Mais nous vivions dans la plus morne désolation que l'on puisse imaginer... ». « Impossible de se procurer la moindre nouvelle et, pendant huit jours, nous ne cessions de voir s'écouler l'inépuisable torrent des armées allemandes... Subitement, le 11 Septembre, nous vîmes redescendre par la « route des pontons » les convois serrés d'Allemands et nous commençâmes à reprendre un peu d'espoir ». Était-ce bien un mouvement de recul qui se dessinait ? « ...Pendant la nuit, un convoi stationnait tout le long du pays et je veillais derrière les persiennes de la fenêtre qui domine la « Croisette », lorsque tout d'un coup, vers 11 heures du soir, on enfonça la grille de la cour où six homme se précipitèrent… ». Simple alerte, ces soldats ne quêtaient que de la nourriture et reculèrent devant une attitude de fermeté. Mais le lendemain, il fallut recommencer ces palabres, avec des officiers cette fois, pour éviter le pillage. Puis à midi, alerte et « toutes les troupes filent à notre grande satisfaction ». Ensuite, des patrouilles circulèrent, mais le pays fut tranquille, et la nuit se passa calmement.

Le lendemain, même aspect. « Je vais à la messe, nous dit-on, c'était dimanche 13 Septembre, laissant les enfants à la maison. Tout d'un coup, un coup de canon formidable, tiré peut-être de Beaumarais, me fait bondir le cœur et je cours rejoindre les enfants. Dès midi, les français sont dans le village. Grande joie, on leur jette des fleurs, on leur porte du vin, tant que l'on peut ; mais ils calment notre effervescence, en nous prévenant de rentrer chez nous, car un dur combat allait reprendre, les allemands occupant le cimetière. En effet, à 2 heures, commence la fusillade... mitrailleuse... un train d'enfer, les Allemands étant à la « Croisette » et les Français tenant tout le bas du pays. Nous entrons à la cave pour y attendre la fin du combat. A 10 heures, Craonne reste aux Français et on nous amène les premiers blessés. Je passe la nuit à l'ambulance (Ambulance organisée dès le début de la guerre, où Madame de Renty s'était engagée à accueillir, le cas .échéant, des blessés légers ou des convalescents.) où l'on accueille même un soldat allemand.

Dans la matinée du 15 Septembre, le combat devait reprendre et les blessés venaient nombreux. Puis le bombardement commença, forçant à vivre dans les caves. Il devait durer 36 heures, de gros obusiers tirant de la direction de Saint-Erme. Toutes les maisons et l'église étaient déjà touchées, mais les caves résistaient. Les arbres étaient fauchés « comme brins d'herbe» nous dit-on.

Pendant ce temps, les blessés continuaient d'affluer ; on en avait prévu 8 ou 10, il fallut en accueillir jusqu'à 80, C'était poignant. II y en avait partout, étendus à même le sol... Le 16 Septembre, le bombardement redoublait et un obus frappa à son tour l'ambulance, faisant voler en éclats vitres et glaces et s'effondrer les plafonds. Les malheureux blessés, certains hurlant de terreur, s'enfuirent comme ils purent, s'aidant mutuellement ou portés par tes infirmiers. Les caves les recueillirent, mêlés à quelques habitants.

Vers midi, le combat parut s'apaiser à la grande inquiétude des civils, puis vers 1 heure les Allemands firent irruption, criant : ne tirez pas, vous êtes prisonniers. Ils exigèrent la visite des caves sous la conduite de la propriétaire, puis brisèrent les armes des blessés et arrêtèrent tous les hommes valides, sauf deux civils gardés pour te service de l'ambulance sans doute.

Il en fut de même dans toutes les maisons du village. Puis, tous ces hommes furent entraînés sur la route de Chevreux, mis en ligne devant un bois, un genou en terre, pour leur faire croire qu'ils allaient être fusillés. Le curé-doyen qui était parmi eux donna l'absolution. C'est alors qu'un notable du village, Monsieur de Hédouville, demanda à parler à l'officier, s'offrant en holocauste avec son fils, mais réclamant la liberté de ses concitoyens et s'engageant à payer une rançon de 45.000 francs.

Heureusement, personne ne fut fusillé, mais personne non plus ne fut relâché, et ces pauvres gens, groupés en un troupeau malmené, furent poussés sur la route, injuriés par les soldats qui les croisaient et qui, les prenant pour des francs-tireurs, les frappaient et leur jetaient des pierres. C'est ainsi qu'ils gagnèrent la Maison Rouge sur la route de Reims à Laon. Ils y furent enfermés dans une bergerie, sans avoir mangé depuis la veille. Seuls, certains, requis pour enterrer des chevaux, purent se nourrir de quelques carottes crues. Cependant le lendemain, toujours à jeun, ils partirent pour Festieux, les plus solides soutenant les vieillards qui tombaient d'épuisement

Là, ils reçurent un peu d'eau grasse dans des assiettes plates qu'ils devaient « lamper comme des bêtes ». Puis, sous une pluie battante, il fallut repartir pour Laon où ils arrivèrent, Dieu sait dans quel état, pour être incarcérés à la citadelle, trempés par les averses, sans nourriture et sans un fétu de paille. Petit à petit ces hommes furent relâchés, mais certains, dont le fils de Monsieur de Hédouvïlle, tombèrent malades et même payèrent de leur vie des épreuves qui dépassaient leurs forces.

Pendant ce temps que devenaient les femmes et les enfants laissés dans les caves de Craonne ? Ils y subirent un bombardement de 17 jours. Les soldats interdisaient toute sortie et il fallait se cacher pour arracher quelques légumes dans le jardin, au péril de sa vie. Il y avait longtemps que basse-cour et provisions avaient été pillées. La cuisson était aussi un problème. La Providence se manifestait par une poule rattrapée sous les décombres ou un lapin échappé d'un clapier, voire même un porc que les Allemands venaient de débiter : en chiper un large morceau pendant leur sommeil fut l'affaire d'un instant.

Peu à peu, les blessés furent évacués vers les ambulances de l'arrière, dégageant un peu d'air et de place.

Plusieurs fois, les Français contre-attaquèrent mais jamais ne purent reprendre le haut du village. Un jour, l'espoir fut si grand d'être délivré que les médecins allemands firent des recommandations aux civils, se mettant sous leur protection et désarmant les quelques 40 soldats amassés au fond de la cave. Espoir déçu, une batterie allemande balayait la rue et en interdisait l'accès.

Les morts étaient enterrés la nuit aux abords de l'abri par ces deux villageois que les Allemands avaient gardés près d'eux ; deux femmes comptaient parmi les victimes, Mesdames Luzurier et Valbot.

Cette situation ne pouvait durer et le 28 Septembre les Allemands décidèrent d'évacuer tout le monde. Ces pauvres femmes s'affolaient à la pensée d'être, avec leurs enfants, exposées sans abri aux balles et aux obus. C'était aussi perdre tout espoir d'une libération qu'elles avaient parfois sentie si proche. Certaines suppliaient lesAllemands de les laisser chez elles, et à force de prières, Madame de Renty qui avait avec elle une enfant infirme, obtint qu'une voiture conduisît les moins solides jusqu'à Corbeny. Rassemblée à 5 heures du soir, cette troupe apeurée fit cependant la route sans trop de dommages, en traversant une région labourée par les obus.

Corbeny n'était pas un lieu de tout repos. Les réfugiés y furent salués par l'éclatement de quatre obus. L'église était convertie en ambulance. On s'y réfugia quelques instants, puis chacun chercha à se coucher. Madame de Renty frappa au presbytère où l'on mit à sa disposition une chambre et quelques matelas. Mais, dans la nuit, il fallut rejoindre d'autres réfugiés dans la cave et somnoler sur une chaise.

Le lendemain, rassemblement à 6 heures. Cette fois, tout le monde était à pied. La petite infirme fut placée dans une vieille voiture d'enfant dont une roue voilée manquait à tout moment de céder. Le cortège de 125 personnes environ était pitoyable. Tout ce monde était chargé de paquets et poussait des brouettes, parfois la hotte de vigneron au dos, avec des enfants pendus aux jupes et sur les bras. Escorte menaçante et des soldats, venus assister au départ, riant et plaisantant, certains photographiant cette misère.

En route pour Berrieux à une petite lieue de là. On y arriva déjà fatigué et assoiffé. Puis, on gagna Amifontaine. Cette fois, on tirait la jambe ! De onze heures à deux heures de l'après-midi il fallut attendre dans la rue, avec défense de s'écarter et de pénétrer dans les maisons. Le maire, venu témoigner sa sympathie aux évacués de Craonne, fut refoulé. Enfin, vint un commandant qui donna l'ordre de renvoyer tout ce monde à Sainte-Croix. Essais de protestation, c'était être renvoyé sur la ligne de feu, route trop longue...

Inutile d'insister, on distribua cependant un peu de lait aux enfants, quelques tartines de graisse et en route par un chemin défoncé, poussiéreux, sous un soleil ardent. Grâce à Dieu, on rencontra une charrette immédiatement réquisitionnée par l'escorte et dans laquelle montèrent malades et petits enfants. Puis, par Berrieux, Goudelancourt, où le château de Belval était transformé en lazaret, Saint-Thomas et Aizelles on arriva enfin à Sainte-Croix, mourant de faim, de soif et de fatigue, avec plus de 20 kilomètres dans les jambes. Il faisait nuit. On fut parqué dans la rue, puis dans une cour de ferme, enfin, après une heure de pourparlers, c'est l'église qui recueillit tout ce pauvre monde. On s'endormit au bruit du canon tout voisin, avec un peu de paille et une distribution de pain.

Le lendemain, réveil dès 5 heures. On donna une soupe dont tout le monde voulait sa part et un médecin-major qui avait déjà manifesté quelques égards la veille au soir, fit remettre du lait et des bonbons aux enfants. Il parlait un excellent français, confia qu'il était de Strasbourg et fit l'impossible pour soulager un peu ces misères. Cet homme providentiel fit réunir quelques voitures pour les vieillards et les malades et accompagna la colonne pour obtenir que l'on ne dépasse pas Festieux.

Il eut satisfaction et c'est encore 1'église qui accueillit nos voyageurs qui furent aussi aidés par les habitants. Le lendemain 2 octobre, grâce peut-être au charitable docteur alsacien, quatre grands chariots purent charger tous les éclopés, dont le nombre augmentait a chaque étape. Après une route qui parut bien longue, arrêté à tout moment par le croisement de convois interminables, le convoi atteignît Mauregny-en-Haye, à bout de forces, On n'était qu'à 3 lieues de Craonne et on avait parcouru plus de 50 km. Le maire, effrayé d'avoir à loger tout ce monde, était tenté de refuser de s'en occuper. Mais il fut touché par tant de misère et, finalement, tout s'arrangea. Pendant ce temps, les hommes, internés à Laon, avaient été libérés et recherchaient leurs familles. Certains d'entre eux avaient gagné le camp de Sissonne où ils savaient trouver libres des logements. Ils firent venir femmes et enfants, allégeant ainsi le service demandé à la petite commune de Mauregny.

Nous ne pouvons suivre plus longtemps le sort de ces réfugiés qui vécurent, comme tant d'autres, l’inconfort, la solitude, le froid, la faim et les vexations de tous ordres, jusqu'à ce que sonne, pour certains d'entre-deux, l'heure d'un rapatriement ardemment sollicité, pour d'autres de nouvelles évacuations, de nouveaux risques et de nouvelles misères. Tout cela est parfaitement écrit dans le livre de Madame Mêlera,

Revenons sur la ligne de feu. C'est donc le 13, dès le matin, que le 5" régiment de chasseurs d'Afrique passa, en premier, l'Aisne sur le pont de Maizy, laissé intact. Il ouvrait la route au 18e corps du Général de Maud'huy qui, sans plus tarder, cherchait à s'emparer des collines qui dominent la vallée. En même temps le corps de cavalerie du Général Conneau s'élançait dans la plaine vers le Nord-est, occupait Amifontaine et poussait jusqu'à Sissonne. Certains affirment que des patrouilles vinrent jusqu'en vue d'Athies. Que l'on juge de l'émotion et de la joie des habitants lorsqu'ils revirent brusquement dans leurs rues l'uniforme si connu des dragons, commandés par un Général et soutenus par de l'artillerie.

Hélas ! ces cavalièrs ne passèrent là qu'une nuit, et, dès le lendemain, comprenant qu'ils étaient en pointe, impressionnés par la violente canonnade de la bataille de Craonne qu'ils entendaient dans leur dos, ils rétrogradèrent emmenant prisonnier un  état-major cueilli sur leur route.

A droite de Craonne, la 70e brigade du 18e corps s'emparait le 13 au soir de Corbeny sur la route de Reims à Laon, mais en était chassée le lendemain. Des avant-gardes avaient pu pousser en direction de Saint-Erme, dépassaient Aubigny. L'une d'elles fut surprise et détruite au lieu dit la Polka.

Nous avons vu que l'ennemi fut d'abord repoussé jusqu'aux dernières maisons de Craonne, tandis que, à l'ouest, Craonnelle, Oulches et Vassogne étaient réoccupés. Les habitants durent abandonner leurs maisons plus ou moins rapidement en raison des combats, du moins cessèrent-ils du côté français. Le 14 Septembre, la 36e Division atteignait le plateau de Vauclair et la ferme d'Hurtebise, où elle se maintint jusqu'au 21, après avoir livré des combats d'une extrême violence à un adversaire sans cesse renforcé.

Plus à l'Ouest encore, la 76e brigade, remontant la route qui, de Beaurieux, gagne le plateau de Paissy, avait dès le 13 intercepté le Chemin des Dames, puis s'était établie sur le plateau, lançant des patrouilles sur les pentes Nord jusqu'à la vallée de l'Ailette.

Cerny-en-Laonnois se trouvait, non pas à l'emplacement actuel du hameau qui en a pris le nom, mais à quelques centaines de mètres de la, sur un éperon qui se détache du plateau et domine la vallée de l'Ailette. C'était un très vieux village qui, situé à l'écart des routes, avait conservé un caractère ancien très émouvant. Il était dominé par une église romaine importante et très ancienne, dédiée à Saint Rémy, dont on ne peut que déplorer la totale disparition.

Madame Mêlera a recueilli, de témoins oculaires, le récit suivant : « ...Un beau matin, les Français reviennent. Bonheur et liesse ! Tout le monde s'éjouit et s'écrie. On s'embrasse, on s'émerveille, on déterre ses trésors et chacun marque la journée d'un rocher blanc. Bien tard dans la soirée, la jeunesse du village se promena avec les zouaves, écoutant les récits de guerre et le violoneux de l'endroit, sans se lasser, raclait avec frénésie l'air unique de son répertoire. Le lendemain malin, vers cinq heures et demie, Madame Robert (ceci est un pseudonyme) le nez àla fenêtre disait à son mari : « Regarde-donc, on dirait que quelqu'un entre par la petite porte du verger ».

Quelqu'un entrait, en effet ; les Allemands arrivaient en masse. II en surgissait de tous les côtés... Une mêlée terrible s'engage dans les vergers et tes jardins, dans tes bâtiments et surtout dans la grande cour de la ferme... Les assaillants étaient bien supérieurs en nombre aux défenseurs du village... Les zouaves se battaient en vrais lions, mais ils n'étaient que deux cent cinquante contre un ennemi dix fois plus nombreux et, tout en luttant, ils reculaient. Un officier ennemi survient, hurle en voyant des civils et les fait descendre dans une cave vide où il les enferme. Les captifs entendaient encore longtemps au-dessus de leurs têtes le bruit du combat qui ensuite s'éloigna, puis cessa complètement.

Au matin du troisième jour seulement, on vient chercher les malheureux, à demi-morts de faim et de froid. Monsieur et Madame Robert étaient encore comme au moment de la surprise, les pieds nus dans des pantoufles, lui en bonnet de coton et pantalon de toile, elle en camisole et petit jupon, immédiatement, on les emmena sans leur permettre de rentrer, ne fût-ce qu'une minute, dans leur maison... (Les pauvres gens durent faire ainsi, à moitié nus et à jeun, des 23 kilomètres qui séparent Cerny de Laon. « En passant par Chamouille, disait Madame Robert, j'avais si faim que je mangeais des pommes de terre trouvées au coin d'une borne ».

Pais tard, Madame Mêlera, elle-même évacuée dans la région de Marle, devait retrouver d'autres réfugiés du Chemin des Dames et recueillir leurs récits. Ainsi, il y avait 1a femme de Corbeny, chassée par les Prussiens d'un village près de Soissons, elle et plusieurs autres, pressées, talonnées par les soldats, avaient fait à pied, d'une seule traite, le chemin jusqu'à Cerny. Lesmalheureuses avaient parcouru ces quarante kilomètres en pleine bataille, courant, n'en pouvant plus, trébuchant, repartant. Trois furent tuées en route par les baltes. Celle qui nous conta la chose, au long de cette course folle, portait son bébé de dix-huit mois, et pendant te trajet la petite fut blessée deux fois dans les bras de sa mère.

De Cerny étaient ces malheureux qui furent enfermés dans une carrière et y restèrent, presque sains nourriture, pendant vingt-sept jours. Quand ils en sortirent pour être menés à Laon, ils étaient hâves, décharnés, couverts de vermine ; ils n'avaient plus la force de marcher et leurs yeux avaient peine à souffrir la lumière du jour.

Les gens pleuraient en nous regardant passer, disaient les femmes.

Ils racontaient aussi une affreuse histoire de grange brûlée parce que les Allemands y trouvèrent un officier anglais blessé. Ils fusillèrent le propriétaire qui ignorait cette présence.

De Cerny encore étaient  ces deux dames, la mère et la fille, qui furent chassées de chez elles un matin, en peignoir et en pantoufles, un bébé de trois semaines dans les bras, que les soldats poursuivaient en tes menaçant de leurs baïonnettes et de leurs revolvers, et qu'on fit marcher à toute allure jusqu'à Laon, où elles arrivèrent demi-folles.

Et toujours de Cerny « ces sept hommes qui étaient enfermés à la mairie de Chamouille. Un officier arrive, furieux. C'est l'un de vous qui fait des signaux indicateurs ! Voilà pourquoi les obus pleuvent. Les civils nient et se défendent — en vain — Eh bien ! vous allez passer la nuit devant la maison ; si vous êtes tués, vous aurez votre dû ».

Ailleurs, une femme de Cerny, quatre-vingt-sept ans, toute menue, toute blanche, toute courbée, le chef tremblant, les yeux rouges, nous apprit comment elle avait quitté son logis.

« J'avais préparé mon petit baluchon, il était sur la table. Mais les soldats ne voulaient pas me laisser rentrer pour le prendre ; ils m’ont frappée, et comme je tie m'en avais pas — mon argent était aussi dans le paquet — ils sont tous venus contre moi, ils étaient douze, et alors... pour me faire partir... comment est-ce que je vais vous dire cela ? ». Bref, les douze sacripants avaient chassé la pauvre femme de sa maison en dirigeant contre elle un geste qu'éternisé innocemment à Bruxelles une statue célèbre. Dépouillée, salie, écœurée, la malheureuse dut s'en aller mendier à des voisines un corsage, une cotte afin de pouvoir jeter aux ordures ses vêtements souillés. Bien d'autres horreurs furent commises et, dans les granges qui abritaient si mal les réfugiés, se racontaient d'affreux récits.

A l'ouest de la route de Cerny, à Bourg-et-Comin, commençait le secteur britannique, sensiblement en retrait sur le 18e corps français, Le ler C.A. anglais avait cependant franchi l'Aisne dès le 13 Septembre à Bourg et Pont-Arcy et s'était élevé jusqu'au plateau en liaison avec notre 38e division. Au-dessus de Vendresse,  se livrèrent des combats meurtriers comme en témoigne le cimetière qui borde la route. Pourtant, plus à l'Ouest, la ligne des crêtes ne fut pas atteinte.

Ce 13 Septembre, le 2° corps britannique était encore à Braine et le premier aux portes de Soissons. Toutefois, de précieuses têtes de pont purent rapidement être saisies à Vailly, notamment, à Missy-sur-Aisne et Bucy-le-Long où l’Aisne fut franchie dans la nuit du 13 au 14 sur des ponts de fortune. Le moindre répit dans la poursuite devait être utilisé par l'adversaire pour se reprendre. Le front se stabilisa : entre Chivy et Moussy-sur-Aisne qui restaient à nous et Braye-en-Laonnois, occupé par l'ennemi, se creusèrent des lignes de tranchées qui, à partir de la Cour-Soupir, s'inclinaient vers Chavonne et Vailly, en suivant le flanc méridional des collines,

A Ostel, au nord de Chavonne, la population n'avait aperçu que quelques patrouilles ennemies lors de la ruée vers Paris. On devine sa joyeuse émotion en voyant le 12 Septembre refluer vers te nord des troupes allemandes, dont un régiment de Hussards de la mort, ayant à sa tête le prince Eitel-Frédéric, second fils de Guillaume II, qui ne séjourna qu'une demi-journée dans la maison de Madame Pagnon.

L'artillerie, puis l'infanterie, suivirent et s'organisèrent pour résister à nos troupes. Les civils durent se terrer dans les caves et y vivre jusqu'au 14 Octobre, Ils manquaient de tout, à commencer par le pain. Ils furent alors transférés sans égards, d'abord à la citadelle de Laon, puis dans différents villages de la région, où ils menèrent la vie quenous savons, extrêmement précaire et misérable,

Plus à l’Ouest, les Anglais, débouchant de Vailly, avaient cherché à gagner le plateau en direction du fort de la Malmaison. Ils s'étaient avancés jusqu'aux premières maisons des deux agglomérations de Anizy et de Jouy. Ils ne purent s'y maintenir et furent refoulés jusqu'au château de Vauxelles, en vue de Vailly, protégeant ainsi cette petite vile du moins jusqu'à la fin octobre. L'Allemand, installé en maître, vida les deux villages par ses réquisitions et ses pillages et la population dut vivre de quelques légumes disputés à l'avidité des soldats. Elle fut très durement traitée. Des habitants, dont deux femmes, furent blessés et dès le 20 Septembre, une douzaine d'hommes, jugés mobilisables, furent expédiés en Allemagne et internés dans un camp. D'autres de 18 à 45 ans - il en fut même de 14 à 60 ans -, furent envoyés à la citadelle de Laon, tandis que ce qui restait d'enfants et de vieillards était enfermé chaque soir dam l'église. Enfin, le 14 Octobre, toute la population, rassemblée en une heure devant l'église d'Aizy, du partir à pied, sans bagage et, par Pargny-Filain et Urcel, gagnerla gare de Chailvet, puis conduite par le train à (Laon. Là, après un séjour dans la sinistre citadelle, où ils retrouvèrent lés hommes et leurs voisins d'Ostel et de Braye-en-Laonnois, tous ces malheureux, toujours à pied, prirent la route de Grépy-en-Laonnois et passèrent la nuit dans la sucrerie.

Là les hommes les plus valides furent de nouveau séparés de leur famille et, le lendemain, dirigés vers des camps en Allemagne, surtout celui de Rastadt. Le reste fut réparti dans la vallée de la Serre pour y végéter très tristement. Bien des désespérés y moururent de misère et de chagrin.

Les villages qui, sans être directement engagés dans la bataille et sans avoir eu l'émotion de revoir les «pantalons rouges », étaient cependant très proches de la ligne de feu, ne subirent pas un sort beaucoup plus enviable. Ils étaient bourrés de soldats allemands qui faisaient la navette entre les tranchées et ces lieux de petit repos et, de ce fait, souvent bombardés par l'artillerie française, surtout aux heures de relève.

Les habitants étaient soumis à l'arbitraire le plus total et, à l'habitude, pillés et privés de tout. Personne n'a bien compris pourquoi des habitants de Grandelain, dans la vallée de l'Ailette, furent dès le début évacués vers Barenton-Bugny, tandis qu'à Colligis, tout proche, seuls les hommes furent dirigés vers Laon. Ils en revinrent d'ailleurs en 1915 pour en repartir, avec toute la population, au début de 1917. Les villages les plus exposés parce que vus de la Crête du Chemin des Dames, comme Chamouille, Neuvîlle et Chermizy, ne conservèrent que trop longtemps leurs malheureux habitants qui vivaient une grande partie du temps dans les caves et qui périssaient littéralement de misère, de froid et de faim.

Avant de clore ce récit, je veux rendre un .hommage particulier aux maires de ces pauvres villages. La plupart étaient restés à la tête de leurs administrés et ils devinrent les principales et perpétuelles victimes de l'occupant. Ils devaient sans cesse discuter, tenter d'atténuer ses exigences et, des larmes de rage pleins les yeux, toujours céder. A eux de désigner les corvées quotidiennes et même de devenir les percepteurs d' « amendes » ou contributions exigées sans la moindre humanité. Ils comptaient toujours, il va de soi, parmi les otages insultés et promis aux pires sévices. Ce fut le sort de tous ces hommes et c'est au hasard que je cite le maire d-e Colligis, Monsieur Mautaudan, expulsé en raison de son indépendance, de celui de Chamouille, Monsieur d'Ersu qui passa plus de nuits enfermé dans une étable malpropre que dans sa maison, ou du Maire d?Aubigny, Monsieur Guillaume, qui, après être passé devant un conseil de guerre et avoir été détenu à Laon, ne revint dans son village que pour y mourir, victime des mauvais traitements qu'il avait subis.

Pendant l'occupation de 1940-1945, nous n'avons plus connu cette impression de total abandon. En 1914 la population fut privée de tout appui, de tout .guide et de toute possibilité de défense puisque les administrations publiques ou privées étaient absentes. Préfectures, justice, ravitaillement, chemin de fer, postes, banques, presse... tout fut dans les mains allemandes et naturellement géré à leur seul profit.

Surtout près du front, l'épreuve fut insupportable et pourtant les défaillances furent extrêmement rares. Aussi rares que chez nos soldats. Et il ne faut pas s'en étonner, puisque ceux-ci, qui furent .appelés des héros, étaient les fils de ces braves gens, dont nous saluons aujourd'hui le souvenir.

R. TROCHON DE LORIÈRE.

 

 

 

 

 


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