de la revue 'l'Illustration' No. 3743, 28 novembre 1914

'Impressions du Front'

par Gustave Babin

Sur le Front - 1914

l'Entrainante Confiance

Certes, au cours de cette première randonnée de trois jours, que la bienveillance du haut commandement vient de nous permettre de faire au front Nord des armées - librement, officiellement, et affranchis désormais des subterfuges auxquels il nous fallut parfois nous résigner - les émotions fortes ne n'ont pas manqué, que ce fût au milieu des ruines accumulées par les Barbares, le long des routes où se hâtent en bon ordre les convois, à travers les plaines picardes et flamandes couvant, impassibles sous les frimas, sourdes au fracas de la canonnade, les germes de la prochaine moisson, ou encore à la ligne extrême des tranchées, dans ces insolites demeures de taupes où la généreuse ardeur des nôtres se tend, se condense, s'accumule en réserves dont on éprouvera quelque jour la force irrésistible. Mais l'impression qui résume et synthétise toutes les autres, et les domine - il sied de le proclamer dès l'abord - c'est une impression de sécurité absolue, de confiance inébranlable, qui empoigne dès le premier contact avec ces hommes qu'on a si ardemment souhaité de voir, qu'on approche enfin, et qu'on surprend à l'œuvre, dans leur vie quotidienne, dans leur habituelle façon d'être, dans leur état d'esprit de chaque heure, froid courage, patience inlassable, certitude fervente et contagieuse du succès. Oui, la cause qui a de pareils défenseurs est assurée de la décisive victoire, du triomphe inéluctable. On n'en saurait douter: l'intègre Providence s'est prononcée déjà en faveur d'un pays, du moment qu'elle lui a donné ces chefs et ces soldats, de qui une foi commune, une même haine inexorable exaltent encore la valeur.

 

Dans les Tranchées

La neige, depuis deux ou trois jours, couvre l'Artois, la Picardie, les Flandres. Une radieuse lumière resplendit au ciel pâle, glace d'or frissonnant ces blancheurs épandues, drape de pourpre froide les hêtraies dénudées ou d'outremer profond les sombres sapinières.

Nous suivons une route droite, toute droite, qui court plein Est, montueuse et déclive, tour à tour, mais d'une rigidité implacable. La Somme, au creux de sa vallée, s'étire à l'aise sur ses tourbières, bleue comme un fjord, lente, engourdie par l'hiver. Bientôt un chemin moins large et plus capricieux, sur la gauche, nous ramènera un peu au Nord. Puis, à un village d'où l'on entend crépiter par intermittences la fusillade, ainsi qu'au voisinage d'un tir aux pigeons, il nous faut laisser nos autos: c'est plus prudent. Et le raidillon que suivent, chaque soir, les relèves d'hommes, les corvées de ravitaillement, nous amène à l'entrée d'un boyau d'un mètre environ de largeur, étroit couloir taillé en terre à angle vif et s'enfonçant en pente douce jusqu'à deux mètres au-dessous du sol, exhaussé, à droite et à gauche, des déblais rejetés par la pelle: c'est le cheminement qui conduit aux tranchées.

Les tranchées! aller aux tranchées! depuis de si longs jours que nous lisions ce mot, chaque matin, chaque soir, sans nous faire une idée bien nette de la chose! que nous faisions ce rêve qui, maintenant, se réalise!

De place en place, le cheminement dévie tout à coup, fait un coude brusque ou s'incurve, dans un sens ou dans l'autre, se replie, semble revenir sur lui-même, puis reprend sa direction générale vers le but. L'ingénieux Dédale même serait impuissant à retracer, de souvenir, tant de sinuosités, de crochets, de méandres: nous comprenons d'ailleurs, sans questionner, la raison d'un tracé si fantaisiste en apparence.

De temps à autre, au passage, un sifflement léger comme un accord de harpe éolienne passe dans l'air, au-dessus de nous. On y est pris, au début; on lève les yeux ou l'on baisse la tête, suivant l'humeur ou le tempérament. Mais non, ce n'est rien, que le murmure du vent contre les fils téléphoniques tendus à travers la plaine sur de frêles branches. Le bruissement des balles, un peu plus loin, sera tout autre.

Chemin faisant, il nous arrive de croiser ou de dépasser une corvée, quelques hommes, en file indienne, portant qui du bois ou de la tôle pour les abris, qui de la paille pour le couchage; ils se rangent pour nous laisser la place, leur faix adossé à la paroi de terre bien sèche par ce beau temps; nous nous effaçons pour passer.

Enfin, voici le terme où nous tendons, - le front, vraiment, la place où vivent, depuis des semaines, les combattants de première ligne, gagnant pas à pas le terrain.

Le village qu'on convoite, qu'on prendra immanquablement, est là devant, à 250 mètres d'où nous sommes, protégé en bas par une tranchée parallèle à la nôtre, à 150 mètres peut-être d'elle. Nous le découvrons par d'étroites meurtrières oblongues, de la dimension, à peu près, d'une boîte d'allumettes, juste la place qu'il faut pour risquer un œil ou poser le canon d'un fusil. Risquer, je dis bien, car il arrive que, dès qu'une face curieuse s'y colle, un sifflement, plus coupant, celui-là, que celui du vent dans les fils du téléphone, vrille l'air... C'est d'ailleurs à charge de revanche, et les nôtres font tout aussi bonne garde: malheur au casque ou au calot qui se montrerait au-dessus de l'épaulement ennemi!

L'étroit espace où nous coudoyons de patients sapeurs - redevenus un peu les rois de la situation - et d'ardents fantassins, est d'un plan plus inextricable encore que le boyau de cheminement qui nous a conduits là; ici une marche surélevée conduit à un poste d'observation qui doit bosseler la plaine d'une insensible taupinière et que protège une petite plaque d'acier percée d'un voyant à peine plus large que les meurtrières; d'autres marches s'enfoncent dans le sol dur, conduisant à la salle de garde, à la salle où se reposent les hommes, cave au sol jonché de paille, ou bien à la cuisine dont le plafond, pour bas qu'il soit, se perd dans la fumée, dans l'ombre, le mystère, comme celui d'un hypogée. Des abris de tôle ou de branchage, çà et là tendus au-dessus de la tranchée, permettent aux défenseurs de respirer tranquilles entre deux fusillades.

Tout un campement, sans confort, à la vérité, mais si ingénieux et si propre! est installé ainsi sous terre: chambre d'officier, poste téléphonique, que sais-je ... Et l'on vit là sans fièvre, sans inquiétude, tant on est sûr qu'ainsi qu'il en advient dans les pièces bien faites, tout finira par s'arranger pour notre joie. Comme distractions, on a la ressource, quand la batterie de 75 dissimulée, en arrière, sous des amas de paille, se met à tirer, de regarder éclater sur le village déjà ruiné, sur les tranchées des voisins adverses, un obus bien ajusté. Encore est-ce sans doute là un divertissement dont on se lasse comme de tous les plaisirs de ce monde, car les visiteurs d'occasion que nous sommes semblent seuls s'y complaire. Mais, quand nos regards errent sur la plaine, vers la gauche, un spectacle autrement poignant les arrête: c'est, à quarante ou cinquante mètres, rouges et bleus, quatre corps étendus, rigides, dans les sillons, quatre des nôtres tombés dans une sortie récente, et que, sous la menace des balles, on n'a pu encore aller ensevelir. Vision mélancolique, qui doit requérir maintes fois l'attention des camarades groupés autour de nous. Du moins la contemplent-ils stoïquement, confiants qu'un jour proche ils pourront donner à ces héros la sépulture digne de leur belle fin. Car ce qui est admirable, c'est l'allégresse, la belle humeur qui règne parmi ces hommes, du haut en bas de la hiérarchie. On ne saurait accomplir un plus rude devoir d'un cœur plus serein, avec plus de simplicité, - de naturel.

Un peu plus loin, nous allions trouver, au fond d'une cave voûtée, seul abri qui demeure au milieu de ruines informes, un colonel, un des plus admirables exemplaires d'humanité combative qu'on puisse concevoir, haut de stature, élégant de gestes, fier d'expression: le chevalier Eviradnus à quarante ans. Il était là, à cent mètres à peine de l'ennemi, ayant à faire face à mille préoccupations ardues, à des responsabilités graves; il travaillait à la clarté d'une lampe fumeuse, donnant des ordres, assignant des postes, parmi le va-et-vient de ses troupiers. Nous avions quelque honte, en vérité, à compliquer d'un souci, même léger, les soins pressants qui l'occupaient. Il reçut avec la même exquise urbanité, qu'en un salon ou au château il eût montrée à des invités amis, ces hôtes intempestifs que nous étions; et comme nous déplorions la frugalité du repas qui l'attendait, servi, sur un bout de table, il se récria, tout joyeux, nous montrant son dessert, une grappe dorée au soleil de son pays natal, gonflée d'un suc qui lui mettait d'avance l'eau à la bouche, friandise, pour lui, à nulle autre comparable.

Le lendemain nous amenait sur un tout autre point du front, un peu plus au Nord, vers des champs plus froids. Mais l'alacrité méridionale irradiait, là, de toute la personne d'un autre colonel, surchauffé davantage, celui-là, par de longs séjours sous les ciels fauves, Extrême-Orient, Indo-Chine, Tonkin, Cambodge, Afrique, sans doute. En voilà un, par exemple, qui ne redoutait guère d'attirer « l'attention de l'ennemi » tout voisin! Tandis que sa tutélaire bienveillance nous obligeait à cheminer au bas d'un talus protecteur, il suivait à nos côtés l'accotement de la route, s'interrompant de conter quelque « giberne » pour rire aux éclats de sa bonne histoire, et nous faisant, avec de grands bras, par-dessus le parapet, le « topo » d'usage, décrivant le village de briques rouges, l'usine, avec sa cheminée qui brave les obus, le grand mur, au bas de la côte, qui sépare les possessions de l'Allemand des quelques maisons que nous avons commencé à conquérir,... tout le tableau voilé de crépuscule que nous contemplions, bien sages, derrière nos créneaux.

Un coup sec réveilla les champs silencieux, ouatés de neige, puis un autre, plusieurs encore; l'air, sur nos têtes, crissa comme une soie qu'on déchire; des lueurs rougeoyèrent au milieu de la blancheur des toits; des fumées denses montèrent dans la brume du soir. Nous n'eussions pas donné pour une loge d’opéra nos sièges de gazon. Quant au bon colonel, il exultait à la pensée, j'imagine, de la tête que pouvaient bien faire les autres en recevant, à l'heure de la soupe, cette salve insolite.

Les Boches ont aussi leurs caprices, au surplus. C'est ainsi que chaque nuit, à des heures variables, la batterie allemande embusquée de l'autre côté du village lâche quelques obus, un seul, parfois, même. Etrange fantaisie, qui a suggéré à nos troupiers l'idée d'un quelconque hurluberlu satisfaisant une douce et inoffensive monomanie. Et ils reconnaîtraient sa manière entre toutes, même s'il turlupinait en plein jour: « Tiens! voilà Rigadin qui tire! »

Tel est l'état d'esprit d'un bout à l'autre de la ligne, de la mer du Nord aux Vosges, sans doute: même tranquille insouciance du danger, même souriante ironie devant les prétentions de l'agresseur à intimider, à impressionner, puérilement ou sauvagement, suivant les circonstances. Si bien qu'à vivre au milieu de ces braves, on se prend, dès l'abord, à oublier tout le tragique des circonstances, et qu'il faut - car bien vite on s'accoutume au claquement de la mousqueterie comme au grondement du canon - faire effort et, comme on dit, se fouetter, pour s'imaginer que, tout décidément, c'est la guerre, avec toutes ses horreurs.

Panorama d'un Champ de Bataille

Toujours le même joli soleil sur la même neige immaculée, sur les mêmes bois mauves ou sombres.

De l'éminence où l'on nous a conduits cet après-midi-là, on est aux confins de deux terroirs, nettement séparés par la chute brusque d'un plateau, comme par une muraille. A notre droite, l'Artois et ses pentes crayeuses dévalant dans des failles profondes; à notre gauche, la Flandre, l'amorce des Pays-Bas déjà commençants, plaine monotone, tout unie jusqu'à l'horizon, animée seulement) de villages de briques, hérissée, çà et là, des anguleuses charpentes des puits de mine, bosselée, par les crassiers où s'accumulent les détritus des charbonnages, d'artificielles montagnes noires.

Dans cette région frontière de deux vieilles provinces françaises, et des plus éprouvées par la guerre farouche, nous faisons deux haltes qui nous permettent, après avoir vu la veille un coin, un des éléments, pour ainsi dire, de la lutte de siège engagée, d'en avoir le panorama d'ensemble: c'est d'abord contre le mur vétusté d'une ferme, à l'abri de la bise cinglante, puis, un peu plus tard, au milieu d'une plaine enclose au loin de grands bois, vaste étendue blanche, sans un pli, d'où émerge seul, pareil à un phare en plein Océan, un moulin ruiné.

Et un très disert officier de l'état-major de l'armée qui combat par ici nous fait, comme il dit, « l'amphi » nécessaire. Nous comprenons parbleu bien le thème qu'il nous développe; mais sauf les grands repères qu'il nous indique, les « amers », pour reprendre une expression marine - de circonstance devant cette immensité - qu'il désigne du doigt tendu: ce clocher de village, cette ruine magnifique que les obus prussiens déjà, dans l'autre guerre, moins sauvage pourtant, avaient insultée, et dont ceux d'à présent ne laisseront sans doute rien, pour peu que le duel se prolonge, - et puis ces crêtes, ce bois qui furent si durs à conquérir, nous ne voyons rien. Des tranchées où sont tapis les nôtres et leurs adversaires, des lignes d'où, jour par jour, nous pressons davantage l'ennemi, aucune trace, même à la jumelle.

Voilà la guerre! On la frôle sans la voir. Nous avons pu venir jusqu'à ces points dominant tout un champ de bataille, sans craindre de rencontrer l'aventureuse patrouille de uhlans, et nous n'y découvrons rien qu'un large paysage désert, hanté des seuls corbeaux sinistres; nous n'y entendons presque rien, que quelques détonations claquantes de fusillades, et, au loin, la basse sourde des gros canons allemands bombardant à heure fixe quelque ville sans défense, Béthune, Arras, - pour rien, pour le plaisir, et, comme ils disent, « pour l'effet moral »... Ah! pauvres brutes! s'ils savaient comme ils perdent leur poudre aux moineaux!...

 Gustave Babin


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