Extrait du Petit Journal du 1er octobre 1914

Extrait du Petit Journal du 3 octobre 1914

Extrait du Petit Journal du 16 octobre 1914

 

de la revue 'l'Illustration', No. 3737, 17 Octobre 1914

'Petite Vision de Gaieté,

au Front de Bataille'

par Pierre Loti

 

Notes d’Un Capitaine

Octobre 1914

Ce jour-là, dans la matinée, vers onze heures, j'arrivai à un village - dont j'ai dû oublier le nom; - j'étais en compagnie d'un commandant anglais, que les hasards de cette guerre m'avaient donné pour camarade depuis la veille, et nous étions aimablement suivis par un grand Magicien, - qui était le soleil. Un soleil radieux, un soleil de fête, transformant et embellissant toutes choses. Cela se passait dans un département de l'extrême Nord de France, je n'ai jamais su lequel, mais on se serait cru en Provence tant il faisait beau.

Pour arriver là, nous avions été depuis près de deux heures enserrés entre deux files de soldats qui marchaient en sens inverse l'une de l'autre. Sur notre droite, c'étaient des Anglais qui se rendaient à la bataille, tout propres, tout frais, l'air content et en train, admirablement équipés, avec de beaux chevaux bien gras. Sur notre gauche, c'étaient des artilleurs de France qui en revenaient, de la gigantesque bataille, pour prendre un peu de repos; poussiéreux, ceux-ci, avec quelquefois des bandages au bras ou au front, mais gardant des mines joyeuses, des figures de santé, et marchant en bon ordre par sections; ils rapportaient même des chargements de douilles vides qu'ils avaient eu le temps de ramasser, ce qui prouvait bien qu'ils s'étaient retirés sans hâte et sans crainte, en vainqueurs auxquels les chefs ont ordonné quelques jours de répit. On entendait au loin comme un bruit d'orage, d'abord très sourd, mais dont nous nous rapprochions de plus en plus. Dans les champs alentour, les paysans labouraient comme si de rien n'était, incertains pourtant si les sauvages, qui menaient tant de bruit là-bas, n'allaient pas un de ces jours revenir pour tout saccager. Il y avait, sur l'herbe des prairies, un peu partout, autour de petits feux de branches, des groupes qui eussent été lamentables sous un ciel sombre, mais que le soleil trouvait le moyen d'égayer quand même: émigrés, en fuite devant les barbares, faisant leur cuisine comme des bohémiens, au milieu des ballots de leurs pauvres hardes empaquetées en hâte pendant le sauve-qui-peut terrible.

Notre auto était remplie de paquets de cigarettes et de journaux que de bonnes âmes nous avaient chargés de porter aux combattants, et, tellement nous étions serrés et ralentis entre ces deux files de soldats, nous pouvions leur en donner par les portières, à droite aux Anglais, à gauche aux Français; ils avançaient la main pour les attraper à la volée, et, en souriant, nous remerciaient par un rapide salut militaire.

Il y avait aussi des gens des villages qui cheminaient pêle-mêle avec les soldats, sur cette route si encombrée. Je me rappelle une jeune paysanne très jolie qui, entre des fourgons de guerre anglais, traînait par une corde deux bébés endormis dans une petite voiture; elle peinait, la montée étant roide en cet endroit; un beau sergent écossais, à moustache en or, qui fumait sa cigarette, assis les jambes pendantes à l'arrière du plus proche fourgon, lui fit signe: « Passez-moi donc votre bout de corde. » Elle comprit, accepta avec un gentil sourire confus; l'Ecossais enroula cette frêle remorque autour de son bras gauche, gardant le bras droit libre pour continuer de fumer, et c'est lui qui emmena les deux bébés de France, dont la toute petite voiture fut traînée par le lourd camion comme une plume.

Quand nous entrâmes dans le village, le soleil de plus en plus resplendissait. Il y avait là un fouillis, un méli-mélo comme on n'en avait jamais vu et n'en verra jamais, après cette guerre unique dans l'histoire. Tous les uniformes, toutes les armes, des Ecossais, des cuirassiers français, des turcos, des zouaves, et des Bédouins dont le salut militaire relevait le burnous avec un geste noble. La place de l'église était encombrée par d'énormes autobus anglais, qui avaient jadis assuré les communications à Londres et portaient encore en grandes lettres les noms des quartiers de cette ville. On dira que j'exagère, mais vraiment ils avaient l'air étonné, ces autobus, de rouler maintenant sur le sol de France et d'être bondés de soldats...

Tout ce monde, pêle-mêle, se préparait à déjeuner. On entendait toujours la grande symphonie menée par ces sauvages (qui arriveraient peut-être demain, qui sait), l'incessante canonnade, mais personne n'y prenait garde. D'ailleurs, comment s'inquiéter, avec un si beau soleil, un si étonnant soleil d'octobre, et des roses encore sur les murs, et des dahlias de toute couleur, dans les jardins à peine touchés par les gelées blanches!... Chacun s'installait de son mieux pour le repas; on eût dit une fête, une fête un peu incohérente par exemple et singulière, improvisée aux environs de quelque tour de Babel. Des jeunes filles circulaient dans les groupes, des petits enfants blonds faisaient cadeau de fruits cueillis dans leur verger. Des Ecossais, se croyant dans un pays chaud par comparaison avec le leur, s'étaient mis en manches de chemise. Des curés et des religieuses de la Croix-Rouge faisaient asseoir des blessés sur des caisses; une vieille bonne sœur, figure de parchemin et jolis yeux candides sous sa cornette, installait avec mille précautions un zouave aux deux bras enveloppés de bandages, qu'elle allait sans doute faire manger comme un petit enfant.

Nous avions grand faim nous-mêmes, l'Anglais et moi, et nous avisâmes l'auberge, très avenante, où déjà des officiers étaient attablés avec des soldats. (Il n'y a plus de barrières hiérarchiques, aux temps de tourmente où nous sommes.) - « Je pourrais bien vous donner du bœuf rôti et du lapin sauté, nous dit l'hôtelier; mais, quant à du pain, par exemple, ça, non; à aucun prix vous n'en trouveriez nulle part. »

- « Ah! dit mon camarade, le commandant anglais, et ces deux belles miches, là, debout contre cette porte?» - « Oh! ces miches-là, elles sont à un général, qui les a envoyées parce qu'il va venir déjeuner avec ses aides de camp. » A peine avait-il le dos tourné que mon compagnon, tirant vite un coutelas de sa poche, tranchait, pour le cacher sous son manteau, le bout d'une de ces miches dorées. - « Nous avons trouvé du pain, dit-il tranquillement à l'hôtelier, vous pouvez donc nous servir. » - Et, à côté d'un officier arabe de la Grande Tente, en burnous rouge, nous fîmes gaiement notre déjeuner, avec nos invités: les soldats de notre auto.

La fête du soleil battait son plein, illuminant en joie la foule disparate et les étranges autobus, quand nous sortîmes de l'auberge pour reprendre notre voyage. Un convoi de prisonniers allemands traversait la place; l'air bestial et sournois, ils marchaient entre des soldats de chez nous qui marquaient mille fois mieux, et on les regardait à peine. La vieille religieuse de tout à l'heure, la si vieille aux yeux purs, faisait fumer une cigarette à son zouave pour le moment sans bras, la lui présentant aux lèvres avec une tremblante et un peu maladroite sollicitude d'aïeule. Elle semblait lui raconter en même temps des choses très drôles - de cette drôlerie innocente et jeunette dont les bonnes sœurs ont le secret - car ils riaient tous les deux. Qui sait quelle petite histoire enfantine ça pouvait bien être? Un vieux curé qui près d'eux fumait sa pipe - sans aucune élégance, je suis forcé de le reconnaître - riait aussi de les voir rire. Et, au moment où nous remontions en voiture pour continuer notre route vers la région d'horreur où le canon tonnait, une fillette d'une douzaine d'années, pour nous fleurir, courut arracher dans son jardin une gerbe d'asters d'automne...

Quels braves gens il y a encore par le monde! Et combien l'agression des sauvages d'Allemagne a développé les doux liens de la fraternité, chez tous ceux qui sont vraiment d'espèce humaine.

Pierre Loti

 


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