L'OFFENSIVE  DU  16 AVRIL

D'APRÈS  M.   PAUL  PAINLEVÊ

de l'illustration n° 3999 du 25 10 1919

A la tribune de la Chambre, le 10 octobre, M. Painlevé annonçait qu'il allait faire paraître un ouvrage sur l'offensive du 16 avril 1917, où il préciserait le rôle qu'il a joué et ferait une relation exacte des événements qu'il a vécus en ces jours graves, comme ministre de la Guerre. Il a bien voulu en communiquer par avance les bonnes feuilles à L'Illustration. C'est une étude considérable, bourrée de faits, de textes, d'ordres militaires, de documents inédits. Elle formera une brochure de plus de cent pages in-4° que la Renaissance politique, littéraire et économique publiera en numéro spécial, sous le titre : « La Vérité sur l'offensive du 16 avril 1917, par Paul Painlevé, ancien ministre de la Guerre, ancien président du Conseil. » .L'Illustration, qui a donné, dans son numéro du 11 octobre, une très large analyse d'un livre contenant les arguments en faveur de l'offensive de 1917 et du commandement du général Nivelle, devait également à l'ancien président du Conseil et ministre de la Guerre de ne rien laisser dans l'ombre de ses explications. Au plaidoyer et au réquisitoire que les partisans de la conception stratégique du 16 avril étayent d'un certain nombre de documents, H. Painlevé oppose un réquisitoire et un plaidoyer qu'il appuie sur d'autres documents non moins impressionnants. En rapprochant les deux thèses, soutenues et développées l'une et l'autre avec une conviction qui se passionne parfois, comme on devait s'y attendre, nos lecteurs connaîtront les éléments contradictoires de cette controverse historique. Il faudra sans doute attendre le recul indispensable du temps et la production de la totalité des témoignages pour que de l'une et de l'autre opinion l'histoire puisse tirer des conclusions définitives.

La page do garde du livre de M. Painlevé porte une dédicace, que voici : "Au maréchal Foch, au maréchal Pétain, que, le 16 mai 1917, j'ai eu l'honneur de placer à la tête des armées françaises. " Dans son introduction, l'auteur s'exprime en ces termes :

« Tant que la guerre a duré, j'ai gardé le silence. Il est des choses qu'on ne discute pas devant l'ennemi. En parlant, je risquais d'être amené à jeter la discorde entre des chefs qui, à ce moment, côte à côte, faisaient face aux Allemands. Aujour­d'hui, la guerre est finie, on peut parler librement de ces choses. Se taire, ce serait sefaire complice du mensonge... Je parlerai donc et je ne laisserai rien dans l'ombre. Je signe ces lignes où j 'engage ma responsabilité et mon honneur. »

 

LE   DÉSACCORD   DES   GÉNÉRAUX

Il est assurément un fait qu'il paraît assez difficile de contester à M. Painlevé, après avoir lu son livre: c'est qu'une espèce d'anarchie — au sens étymologique du mot se manifestait dans les sphères de notre haut commandement dès la fin de l'année- 1916. Une trentaine de mois d'efforts infructueux avaient, semble-t-il, énervé nos grands chefs, accentuant entre eux des divergences de vues et, malgré la correction apparente des rapports hiérarchiques, affaiblissant la confiance réciproque, indispensable condition d'une collaboration efficace. La bataille de la Somme venait de se terminer ou plus exactement de mourir de langueur dans une atmosphère de lassitude. Au général Foch, qui l'avait dirigée, les « Jeunes-Turcs » du Grand Quartier Général — ainsi appelait-on pittoresquement à Chantilly les officiers de la nouvelle école — reprochaient sans indulgence son demi-insuccès. On le déclarait « surmené, malade, capricieux dans ses ordres, décousu dans ses explications ». Bref, il avait fait son temps. Les récentes victoires remportées devant Verdun au cours d'actions offensives de petite envergure, il est vrai, avaient mis sur le pavois deux vedettes: les généraux Nivelle et Mangin. Le général Joffre lui-même, que de multiples raisons qui n'importent pas ici allaient précipiter dans l'apothéose et l'honorariat, avait été gagné par cet engouement de son entourage. C'est sur ses conseils que le général Nivelle se trouva désigné, le 15 décembre, par le gouvernement — celui de M. Briand et du général Lyautey — comme généralissime, alors que le général Foch, relevé de son commandement effectif, était nommé à la tête d'un quelconque « bureau d'études militaires » à Senlis. Le premier soin du général Nivelle avait été de reprendre à son compte le grand plan d'offensive générale, qui avait été la dernière pensée de son prédécesseur. Il l'étendait même à un secteur essentiel, qui n'avait pas encore été équipé, sans toutefois en modifier la date primitivement fixée : le 1er février. Mais, pour mener à bien cette entreprise, il avait besoin du concours de ses lieutenants: Franchet d'Espercy, qui avait remplacé Foch à la direction des armées devant opérer entre Oise et Somme; Pétain, commandant la G. A. C. (groupe des armées du centre); Micheler, commandant le G. A. R. (groupe des armées de réserve que les initiés traduisaient par groupe des armées do rupture); Mangin, qui allait recevoir un groupe de divisions, sans compter le maréchal Douglas Haig, que les accords franco-britanniques devaient subordonner au généralissime français pour la stricte durée de l'action commune. La première divergence se manifesta entre le général Nivelle et le général Pétain. De Pétain, M. Painlevé trace un portrait des plus élogieux. Il évoque « sa popularité exceptionnelle, sa lucidité, sa maîtrise de soi, son esprit positif et méthodique, possédant au plus haut point la juste appréciation des possibilités ». Or, le général Pétain était radicalement opposé à l'attaque contre les plateaux de Craonne, qu'il déclarait inexpugnables en quelques heures. Il proposait de travailler en plaine, des deux côtés de Reims. « A la suite de cette discussion, raconte M. Painlevé, le général Nivelle fit savoir au général Pétain qu'il assumerait lui-même la direction du G. A. R. Il enleva la Ve armée au G. A. C., en sorte que le général Pétain n'eut plus à intervenir dans les opérations. Suivant une expression qui courait alors le front, le général Pétain était limogé de la Ve armée, exilé de l'offensive ». La tâche la plus rude incombait à la VIe armée, celle du général Mangin. Celui-ci, dès le 10 janvier 1917, lançait un ordre qui précisait les conditions où l'attaque s'effectuerait. Mais il se trouvait aussitôt en opposition avec le général Micheler, duquel il dépendait.  Il  fallait   que le  général   Nivelle   intervint   entre   eux  et   demandât notamment  au général Micheler de «  passer l'éponge sur ce fâcheux  incident ».

Cependant l'imminence de notre offensive n'est un secret pour personne. On l'annonce en France et à l'étranger. Mais la collaboration des Anglais est indispen sable. De ce côté-là, de sérieuses difficultés se rencontrent, notamment en ce qui concerne l'établissement de l'unité de commandement et l'accélération des préparatifs. Le temps passe, et l'ennemi, qui n'ignore rien de nos projets, s'empresse de les déjouer. Le 24 février, les troupes allemandes « décollent » dans la région de l'Ancre. Du coup, toute l'attaque britannique de la Ve armée tombe dans le vide. Le 4 mars, le général Franchet d'Esperey avertit le général en chef qu'un recul allemand analogue est à prévoir sur tout le front du G. A. N. (groupe des armées du Nord). Il va mettre en défaut tout le plan de l'offensive. En conséquence, il serait opportun de mener une attaque brusquée qui préviendrait les intentions de l'ennemi. Le général Nivelle laisse cette lettre sans réponse pendant trois jours. Le 7 mars, il écrit enfin: « II paraît peu vraisemblable que l'ennemi abandonne sans combat ou même sans résister à outrance l'un des principaux gages qu'il tient sur notre sol... » Quelques jours plus tard, Hindenburg exécute son fameux repli qui désorganise entièrement notre offensive. En vain, pour masquer le démenti que les faits viennent d'infliger à ses prévisions, le général Nivelle ordonne-t-il, le 16 mars, au général Franchet d'Esperey, de reprendre coûte que coûte le contact avec l'ennemi: il est trop tard. En même temps le généralissime décide de prolonger le front d'attaque au delà de Reims, jusqu'à Auberive, ce qui fait rentrer dans l'offensive, comme commandant du G. A. C., le général Pétain. Un autre coup fatal nous est porté, dans le même temps, par la révolution à Petrograd, qui est du 12 mars, et l'abdication du tsar, qui est du 16. La paralysie de l'armée russe entraîne celle de l'armée roumaine et, par suite, celle de l'armée de Salonique. Elle entraîne également l'immobilité de l'armée italienne, contre laquelle l'Autriche va pouvoir accumuler toutes ses forces. Or le général Nivelle, qui, dansune note du 14 janvier, avait écrit: « Pour engager une pareille bataille, il faut être sûr de la coopération de tous les alliés en concordance dans le temps », ne s'en obstine pas moins dans son dessein. Aussi suscite-t-il contre lui les objections des généraux Pétain, Micheler, Franchet d'Esperey. Quant au général Mangin, il continue à demander que l'offensive n'ait lieu qu'en mai, et il subordonne sa réussite à deux conditions: une puissante attaque des armées anglaises dans le Nord; 2° une attaque énergique du G. A. N. contre la ligne Hindenburg. « Si ces deux conditions n'étaient pas remplies, écrit-il, le débouché des VI* et X* armées ne présenterait que peu de chances de succès. » Cependant le général Nivelle répète à qui veut l'entendre que la ligne Hindenburg n'est qu'un fossé, que le problème n'est plus la rupture — il est résolu — mais la poursuite, que l'inquiétude n'est pas de se briser contre les obstacles du plateau de Craonne, mais de ne pas rattraper les Allemands avant qu'ils aient franchi la Meuse et le Rhin!

en question par une démarche du colonel Messimy, qui vient à Paris remettre à M. Ribot une note écrite s'appuyant sur l'autorité du général Micheler, pour protester contre les « illusionnistes » du Grand Quartier Général. Le colonel Messimy concluait en demandant « comme député, comme ancien ministre de la Guerre et comme chef responsable de la vie de 10.000 hommes », que le gouvernement, avant que les opérations ne s'engagent, convoque, consulte et entende tous les commandants de groupes d'armées. C'est cette démarche qui motive — après avis du président de la République le conseil de guerre de Compiègne du 6 avril. Ce conseil, M. Painlevé en fait à son tour la relation. Il nous montre « la grande gêne qui pesait sur l'assemblée : le général Nivelle, amer et hautain; Franchet d'Esperey s'efforçant à la tranquillité; Pétain, impassible et glacé; Micheler, anxieux et tourmenté ». Mis au courant de toutes les objections qui lui étaient faites, le général Nivelle expose à nouveau sa thèse : « Son attaque était une affaire de vingt-quatre heures. Et comme je me récriais (c'est M. Painlevé qui parle): « Mettons quarante-huit » heures, reprenait-il. Si au bout de quarante-huit heures la rupture n'est pas » obtenue, il n'y a plus qu'à tout arrêter... Sous aucun prétexte je ne recommencerai » la bataille de ïa Somme. » Tour à tour, les autres généraux expriment leur avis : Castelnau, dont le groupe d'armées n'est pas en jeu, se récuse; Franchet d'Esperey émet les doutes les plus sérieux sur l'appui que pourra prêter le G. A. N. ; Micheler engage avec le généralissime un « dialogue âpre ». Lorsque Pétain parle, la discussion est devenue « orageuse ». Avec force, le commandant du G. A. C. affirme que " c 'est une chimère d'espérer dépasser la seconde position ennemie ". C'est alors l'incident — connu — de l'offre de démission du général Nivelle. On se met enfin d'accord sur les directives adoptées lors de la conférence du 3 avril.

M. Painlevé s'explique ici sur le reproche qui lui a été adressé d'avoir —- du 22 mars au 6 avril — obligé le général Nivelle à passer sept journées hors de son quartier général. En ce qui le concerne, il n'a imposé au généralissime que deux déplacements : le 22 mars et le 3 avril. Du 6 mars — date du conseil de guerre de Compiègne — au 16 avril, il n'a pas revu le commandant en chef.

Le 4 avril, le général Nivelle adresse ses dernières instructions aux armées franco-britanniques. Il y envisage toujours « la bataille portée en quelques jours jusqu'à la frontière belge ». Le 5 avril, un fait d'une gravité extrême se passe : par suite de l'imprudence d'un commandant, la presque totalité du plan d'attaque de la V° armée tombe entre les mains des Allemands. Le généralissime — informé, puisqu'il prend des sanctions — n'en rend pas compte au gouvernement et ne modifie aucune des dispositions prises, que les Allemands vont ainsi connaître dans le détail dix jours à l'avance. Le 9 avril, l'attaque du G. A. N. est fixée au 14. Le général Nivelle n'a qu'une crainte: c'est que l'ennemi ne se dérobe et qu'on ne puisse le poursuivre l'épée dans les reins. Aussi, quand le général Mangin lui demande un délai de quarante-huit heures pour parfaire sa préparation d'artillerie, le lui refuse-t-il. A grand peine accorde-t-il vingt-quatre heures de répit. Le G. A. E. attaquera irrémédiablement le 16. Les dés sont jetée.

 

LES   JOURNÉES   DU    16   ET   DU    17   AVRIL

 

II n'est malheureusement pas possible de suivre dans le détail le récit que M. Painlevé fait — tous documents à l'appui — des journées sombres du 16 et du 17 avril. Le 14 a eu lieu l'attaque du G. A. N. sur le front de Saint-Quentin. Elle a échoué. Ainsi une des deux conditions que le général Mangin considérait comme indispensables au succès de l'opération principale ne se trouve plus réalisée. Mais le généralissime n'en persiste pas moins à envisager pour le 18 ou le 19 le développement stratégique sur la Serre. Hélas ! des quatre positions ennemies nous devions n'entamer que la première, c'est-à-dire occuper sur la plus grande partie du front d'attaque la première ligne de la première position, parfois la seconde, très rarement la troisième. Les causes de cet échec? Elles sont exposées tout au long — d'une façon dramatique — dans les textes que cite M. Painlevé : les journaux de marche de la Ve et de la VIe armées, le rapport du général Blondlat, le récit du général Mangin, le rapport des opérations de la division Marchand, le rapport du général Guignabaudet, commandant la deuxième division d'infanterie, le rapport du sénateur Henry Bérenger. Partout —- selon le mot de M. Bérenger — la même « monotonie tragique »  l'assaut livré contre des réseaux de fils de fer nullement détruits, la riposte des mitrailleuses allemandes disposées en profondeur et sous coupoles blindées, les pertes effroyables des premières heures, la débandade des tirailleurs sénégalais qui, dit le général Blondlat, « ont reflué isolément vers l'arrière », les formidables contre-attaques de l'ennemi. Les deux seules directives données au généralissime n'avaient pas été respectées : la préparation d'artillerie s'était éparpillée sur les quatre positions et l'offensive avait été déclenchée par un temps exécrable. Mais voici un autre ordre de documents dont fait également état M. Painlevé : ce sont les lettres des témoins. Non pas seulement des soldats ou des officiers subalternes, mais des officiers supérieurs, des généraux. Leur unanimité, à eux aussi, est « tragique ». « Syndic partiel d'une faillite prévue, dit un grand chef, je tâche d'en limiter les dégâts. » Un autre, qui a occupé depuis un poste éminent et dont le fils fut tué, écrit : « Je n'ai pas même la joie de penser que j'ai fait de mon enfant le sacrifie utile. » Et cet autre — un lieutenant-colonel nommé commandeur de la Légion d'honneur pour sa superbe conduite: « C'est à pleurer. Notre attaque, notre boucherie, plus exactement, m'a laissé un souvenir épouvantable. Je n'ai jamais vu chose aussi mai montée, aussi mal préparée. » II faudrait des pages et des pages pour reproduire ces témoignages. Dernier argument : l'opinion allemande elle-même. Elle s'exprime dans ce texte laconique communiqué à la presse de Berlin : « La situation n'est pas bonne : elle est très bonne» Les Allemands ont remporté une grande victoire style Hindenburg. »

Qui donc a arrêté l'offensive du 16 avril! La réponse est évidente, affirme M. Painlevé : ce sont les Allemands. On a prétendu que, dès la matinée du 16 avril, à 10 h. 30le général Mangin avait reçu l'ordre de stopper et de maintenir ses réserves au Sud de l'Aisne. Un article de M. Alfred Guignard, publié le 15 juin dernier dans la Revue des Deux Mondes, parle du flot français, noir et blanc, « figé par ordre, à dix heures, devant la deuxième ligne allemande ». A cela, le général Mangin a lui-même répondu. Il revendique l'initiative d'avoir arrêté ses divisions de seconde ligne, ce qui lui a permis de limiter ses pertes. Quant aux ordres formels qu'il aurait reçus, l'obligeant à retenir les troupes qu'il voulait lancer en avant, il dit textuellement dans le mémoire qui porte sa signature : « Ce récit est inventé de toutes pièces et ne repose sur aucun fondement de réalité. » Autre légende : celle des douze parlementaires présents, dans la matinée du 16., au quartier général du G. A. B., et téléphonant, affolés, au ministre pour qu'il suspendît l'offensive.

Ces parlementaires étaient les députés Aubriot, J.-L. Breton, Renaudel, Albert Favre, Abel Ferry, les sénateurs Paul Doumer et Georges Clemenceau. Aucun d'eux n'avait de mission du ministre, mais ils étaient délégués par les commissions de l'armée des deux Chambres. A la « fable » que la revue américaine le Collier's a contribué à répandre, M. Painlevé oppose ce démenti catégorique : « Pas un de ces parlementaires ne téléphona au ministre de la Guerre et ne passa le voir à son retour. Ceux d'entre eux qui rencontrèrent le général en chef à la fin de la journée eurent le sentiment que « ça n'avait pas marché ». Ils rentrèrent chez eux sous cette impression et ce fut tout. Quant à moi, durant toute la journée du 16, je ne reçus d'aucun parlementaire aucune nouvelle de la bataille. Je ne donnai au général en chef ni au haut commandement aucun avis, aucun ordre, sous quelque forme que ce fût. » Et M. Painlevé met au défi quiconque de produire un texte sérieux qui enregistre une pression venant de sa part. Il cite à ce propos une relation détaillée des résultats des opérations, faite par le général Nivelle lui-même, et lue au conseil de guerre du 25 avril. Le généralissime y reconnaît que la bataille de rupture s'est transformée en bataille d'usure, mais il ne fait nullement allusion à un arrêt par ordre des opérations. La seule démarche que M. Painlevé reconnaisse a été faite auprès de lui, le troisième soir, par M. Albert Favre, actuellement sous-secrétaire d'Etat. Celui-ci, revenant du quartier général du général Micheler, venait conjurer le ministre de la Guerre de mettre fin à l'inutile tuerie. « Sur ma réponse formelle que c'était impossible, ajoute M. Painlevé, il partit en manifestant son mécontentement. » Cette démarche n'a donc eu aucune espèce de suites militaires.

Cependant, le 17 mai, à 10 h. 30, le général en chef lance, du poste de commandement du général Micheler, de nouvelles directives. Elles disent notamment;

Commandant en chef à G. A, R

La  bataille engagée hier a  nettement  montré l'intention  qu'a  l'ennemi  de tenir ferme sur le front de la VIe armée et de rendre par suite difficiles et coûteux les progrès de votre groupe d'armées vers le Nord;

2° C'est donc vers le Nord-est que doit s'exercer votre effort en partant de la

base qui vous est assurée par les progrès de la Ve armée;

3° Sur le front de la VIe armée, bornez-vous à faire terminer et à consolider la

conquête des hauteurs Sud de l'Ailette, afin d'assurer définitivement notre établis-

sèment au Nord de l'Aisne.

Signé: nivelle,

M. Painlevé apprécie ainsi cet ordre:

« Donc, le 17, à 10 h3 0, toute idée de rupture est abandonnée sur le front de la VI° armée, celle dont le rôle devait être le plus important.

» II importe, à cause des rumeurs qui ont couru, de bien insister sur ce fait que ces décisions du général en chef ont été prises en pleine liberté, sans aucune intervention du gouvernement. »

Poursuivant l'étude des événements militaires, M. Painlevé constate que, le 17 au soir, la situation du G. A. R. ne s'était pas sensiblement modifiée et il en tire cette conclusion:

« D'après la doctrine du général en chef, si, au bout de quarante-huit heures au plus la rupture n'était pas obtenue, elle ne le serait jamais; les quarante-huit heures étaient écoulées sans que nous ayons mordu nulle part sur la seconde position allemande. »

 

A L'ACTE   DE   DÉCÈS    DE   L'OFFENSIVE

 

Conformément à la directive du général en chef, la Ve armée, du 18 au 20 avril, s'acharne sur les hauteurs du mont Sapigneul et du mont Spin, ainsi que devant Brimont. C 'est en vain. Ses attaques expirent vers le 21. A cette date, dit M. Painlevé, « les ultimes remous de la grande offensive se sont éteints ». Toutefois le général Nivelle écrit ce jour même au maréchal Haig: « Bien que la progression des armées d'attaque soit moins rapide que nous ne l'avions escompté, je ne change rien aux instructions générales pour l'offensive, que j'ai données précédemment En particulier aucun arrêt des opérations n 'est à envisager. » Mais à peine cette lettre était-elle envoyée, que le général Nivelle en recevait une du général Micheler. Elle est capitale et M. Painlevé en donne le texte intégral. Le commandant du G. A. R. estimait impossible la poursuite de l'offensive de rupture et en particulier l'exécution de la directive du 17 avril du général en chef, ses réserves étant réduites à quatre divisions d'infanterie. Il proposait de substituer au plan primitif des opérations partielles et limitées ayant pour but de fixer et d'user l'ennemi en améliorant notre situation. Le général Nivelle se rendait à ces raisons en se contentant d'apporter quelques modifications de détail aux suggestions de son subordonné. Le 22 avril avait lieu une consultation entre les généraux Micheler, Pétain et Mazel,où l'on décidait que les nouvelles opérations projetées ne pourraient être entamées qu'à la fin du mois. « La lettre du général Micheler, ratifiée dans ses grandes lignes par le général Nivelle, conclut M. Painlevé, est l'acte officiel du décès de la grande offensive du 36 avril, mais cette offensive était déjà morte depuis le 19 avril. »

Tel est le récit, fait par l'ancien ministre de la Guerre, de la première phase de la bataille. Il le fait suivre d'un chapitre particulièrement documenté sur les pertes subies. On l'a accusé, rappelle-t-il, d'avoir doublé, ou presque, le nombre des tués, triplé celui des blessés, si bien que ces exagérations auraient eu les plus fâcheuses répercussions sur les décisions des Alliés et sur celles du Parlement. C'est ainsi qu'il aurait annoncé, pour les dix premiers jours, 25.000 morts, alors que les statistiques du Grand Quartier n'en donnaient que 15.000. En réalité, du 16 au 25 avril, l'offensive a coûté aux Français 28.000 à 29.000 tués sur les champs de bataille, auxquels il faut ajouter 5.000 morts de leurs blessures dans les formations de l'avant soit 33.000 hommes. D'où vient donc la légende des 15.000 tués? D'une note du 13 mai, du général Nivelle. Elle accuse seulement 15.589 morts, mais une phrase perdue dans un long texte de commentaires avertit que « le chiffre des tués ne comprend que les hommes dont la mort est certifiée par deux témoins ». En revanche, le général Nivelle compte 20.500 disparus. Or, comme il n'y a eu que 4.000 prisonniers, cet artifice d'écriture dissimule 16.500 disparus non prisonniers, soit environ 15.000 morts! Quant aux blessés, les premiers chiffres fournis par la direction, de l'arrière du G. Q. G. étaient trop forts: 99.281. Le gouvernement, se basant sur des recoupements de formations sanitaires, loin de les accroître, les a réduits à 80.000 dans ses communications aux commissions, en même temps qu'il avertissait le G. Q. G. qu'il avait dû commettre des erreurs par doubles emplois. En réalité, le nombre des blessés ne fut que de 84.000. H est vrai qu'à partir de fin avril, de nouveaux renseignements venant, cette fois, des bureaux de l'avant du Gr. Q. G-., ramenaient brusquement le chiffre à 60.000. Mais tantôt les petits blessés ou les grands blessés intransportables, demeurés dans les formations sanitaires des armées, n'étaient pas comptés, tantôt on jouait des Eusses et des Sénégalais, Ces variations, dit M. Painlevé, sont la preuve des efforts faits par le Grand Quartier pour dissimuler nos pertes véritables. Au reste la mise au point définitive de cette question a été faite par M. Doumer, 1© 26 avril 1917, à la commission de l'armé© du Sénat où il a déclaré : « Nous avons accumulé tous nos moyens; nous avons perdu près de 120.000 hommes, et nous n'avons pas même pris pied sur la falaise de l'Ile-de-France. C'est un échec, un échec à prendre avec sang-froid, mais un échec. »

LA    « LÉGENDE »    DE    BRIMONT

Le nouveau plan d'opérations élaboré par le haut commandement les 21 et 22 avril comportait quatre opérations partielles : une attaque de la IVe armée sur Moron-villiers, de la Ve entre Reims et Craonne, de la Xe sur Craonne, de la VIe sur le Chemin des Dames. Une fois de plus les généraux se trouvèrent en désaccord sur l'opération de la Ve armée. Le général Micheler prétendait la décomposer en deux temps : d'abord la ligne de crêtes mont Sapigneul-mont Spin, puis, s'il avait réussi, Brimont. Au contraire, le général Nivelle voulait englober Brimont dans la première attaque. Le 22 avril, M. Painlevé est à Jonchery, au quartier général du général Mazel. Celui-ci se plaint des plans inexécutables qui lui ont été imposés le 16 avril.

—Pourtant,   interroge   M.  Painlevé,  n'avez-vous  pas,   quelques  jours   avant   la bataille, affirmé au président de la République que vous entreriez dans Brimont à
dix heures du matin ?

A quoi le général répond :

     Comment aurais-je fait autrement en présence du général en chef? Nous avions
l'instruction formelle  de  ne manifester aucune  objection, aucun  doute  devant le
président de la République ou un ministre!

Et il confesse qu'il peut encore entrer dans Brimont, mais qu'il reperdra nécessairement la position le jour même ou le lendemain. Bien que troublé par cette affirmation, M. Painlevé n'en parle pas au général Nivelle, qu'il avertit seulement qu'il sera incessamment invité à exposer son plan d'ensemble devant le comité de guerre.

La séance a lieu le 25 avril. M. Painlevé, tenant à préciser l'importance des quatre opérations projetées, fait état des pertes qu'elles sont supposées entraîner : environ 60.000 hommes. Est-ce indispensable, alors surtout qu'une de ces opérations — celle contre Brimont — doit, aux dires du général Mazel, être un coup nul? Le général Nivelle insiste, en affirmant que l'attaque de la Ve armée ne demandera que cinq divisions. Le ministre lui demande alors de ne prendre de décisions définitives qu'après avoir vu sur place les généraux intéressés et d'avoir recueilli leurs avis sincères et leurs objections.

Laissons ici la parole à M. Painlevé:

« Est-il besoin de faire observer la singulière déformation qu'ont subie en une journée les souvenirs du général en chef?... J'ai si peu donné un ordre, ce soir-là, que j'ignore ce qui, le lendemain, va sortir de l'entrevue des deux généraux. Ils vont délibérer le 30 en pleine indépendance. Leur accord est ratifié d'avance... Ils discutent et s'entendent... Ils me font savoir sur l'heure qu'ils sont d'accord. C'est l'opération décidée par eux qui sera exécutée.

» Ainsi tout était résolu de la façon la plus correcte sans que le gouvernement ait eu à trancher un différend entre le général en chef et le chef d'état-major général (le général Pétain venait d'être nommé à ce poste). Une lettre, toutefois, subsistait de l'incident... lettre inutile et qui n'a joué aucun rôle; mais elle allait permettre, par la suite, d'insinuer de la bouche à l'oreille qu'une dépêche existait, prouvant que le ministre de la Guerre avait, d'un coup de téléphone, arrêté l'offensive. On se gardera bien de préciser à quelle date, mais comme on parlera de Brimont la légende se répandra peu à peu que l'attaque de Brimont, opération essentielle de la grande offensive, a été arrêtée le 16 avril, par un coup de téléphone du ministre, à l'heure où nos soldats pénétraient dans le fort... Cela c'est la légende orale... Plus tard la légende s'aventure à prendre la forme écrite... »

M. Painlevé rappelle alors l'article du Collier's où il est dit: « Le 27, le gouvernement français donnait à Haig l'assurance que la bataille continuerait. Le lendemain matin, 29 avril, Paul Painlevé, ministre de la Guerre, envoyait au général Nivelle un télégramme lui ordonnant d'arrêter immédiatement l'offensive dans son ensemble. » Puis il ajoute:

« Opposons la vérité à ces audacieux mensonges:

» 1° Toute offensive française a été interrompue du 21 au 30 avril, et ce, par ordre du général Nivelle, sans aucune intervention du gouvernement. Il eût donc été impossible au ministre de la Guerre, même s'il l'eût voulu, d' « arrêter dans son ensemble » une offensive morte depuis huit jours pleins.

» 2° D'après le plan nouveau substitué le 22 avril par le général Nivelle au plan désormais inopérant de la rupture, quatre opérations partielles à objectifs limités devaient se déclencher successivement à partir du 30 avril. Ce plan a été exécuté par le général Nivelle tel qu'il l'avait conçu, à une exception près intéressant l'attaque de la Vearmée: le 30 avril, le général Nivelle décida d'exclure Brimont de cette attaque, sur l'avis du nouveau chef d'état-major général et de tous les exécutants...

» Voilà à quoi se réduit l'unique modification qui, sur des avis purement militaires, fut apportée par le général Nivelle, non pas à son plan de rupture déjà abandonné, mais à son plan d'usure du.22 avril. »

 

LE    HAUT    COMMANDEMENT    PÉTAIN-FOCH

 

II faut borner ici cette analyse, qui n'épuise pas — il s'en faut de beaucoup — tous les chapitres du livre de l'ancien ministre de la Guerre. Il conviendrait, en particulier, de faire une place au récit qu'il fournit de la disgrâce du général Mangin, réclamée formellement par le général Nivelle lui-même, ou à celui de la nomination du général Pétain aux fonctions de major général, ou encore aux conditions dans lesquelles le général Nivelle fut relevé de son commandement (1). Un autre développement, d'une grande importance, est consacré au haut commandement Pétain-Foch. C'est le 15 mai 1917 que M. Painlevé faisait de l'un le général en chef, de l'autre le chef d'état-major général de l'armée, mais en réalité, et déjà, le véritable chef d'état-major interallié. A ce propos il écrit:

« Jamais, à aucun moment, depuis le jour où j'ai placé les généraux Foch et Pétain à la tête de l'armée, jusqu'au jour où j'ai quitté la rue Saint-Dominique, jamais, dans une circonstance quelconque, le gouvernement ne s'est opposé à une initiative du haut commandement.

» Au contraire, du temps du ministère Ribot et du mien, il est arrivé à plusieurs reprises que certains membres du gouvernement se demandaient s'il ne serait pas opportun d'intensifier la conduite de la guerre. Et chaque fois le général Foch et le général Pétain nous ont démontré — comme ils l'ont démontré aussi à nos successeurs — que ce serait sacrifier simplement des forces précieuses qui nous feraient défaut quand le grand jour, le jour prévu, viendrait. »

On appréciera la portée de cette affirmation : contrairement à une opinion qui tend de plus en plus à se répandre — depuis que le maréchal Foch, devenu commandant en chef des troupes alliées, a mené à la victoire définitive Français, Anglais et Américains — M. Painlevé associe les noms de Foch et de Pétain dans une politique de guerre commune — entre mai 1917 et juillet 1918 — politique de prudence et de temporisation où l'on ne veut voir habituellement que l'inspiration de Pétain. Cette conduite de la guerre, si différente de celle qui avait échoué avec le général Nivelle. M. Painlevé la commente longuement et la justifie. Il parle de l'état moral de l'armée, des mutineries de juin, de l'effondrement irrémédiable de la Russie, de l'entrée en jeu de l'Amérique, qui assurait le triomphe final pourvu qu'on pût tenir jusqu'à ce qu'elle fût prête. Mais cela, c'est un autre débat. S'il a pour point de départ l'offensive d'avril 1917, il la dépasse singulièrement et il ne peut être esquissé en quelques mots.

Si l'ouvrage de M. Painlevé conserve l'apparence d'une apologie personnelle et comment pouvait-il en être autrement? — il n'est pas seulement un plaidoyer: il apporte une documentation précise, des pièces authentiques du procès qui, jusqu'à présent, n'avaient jamais été livrées au public. Il inclinera à la révision telles opinions déjà exprimées et il obligera ses contradicteurs à une discussion serrée. Sa lecture est, en tout cas, indispensable à quiconque essaiera de se former un jugement sur une question ardemment controversée, — si toutefois les contemporains peuvent sans outrecuidance espérer de devancer le verdict impartial de l'histoire.

Robert de beauplan.

(1) II faut aussi signaler, au moins dans une note, les explications données par M. Painlevé relativement au fait que le gouvernement anglais aurait fait auprès du gouvernement français des représentations à la suite de l'arrêt de l'offensive. l'ancien ministre expose — à l'aide de nombreux textes qu'il y a eu seulement une inquiétude de M. Lloyd George, à l'occasion d'une conversation qu'il avait eue le 11 avril avec M. Albert Thomas, et un échange de lettres purement intérieur au gouvernement britannique, sans aucune intervention ou représentation quelconque auprès du gouvernement français, qui n'a connu cette correspondance que trois mois plus tard, dans le rapport du sénateur Henry Bérenger, qui la tenait du général Nivelle. M. Painlevé ajoute: « Comment celui-ci la possédait-il, alors que le ministère français l'ignorait? C'est une des multiples preuves des relations directes que le Grand Quartier Général s'efforçait d'entretenir avec le gouvernement anglais à l'insu de son propre gouvernement. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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