Extrait de l’illustration n° 3946, du 19-10-1918

Une heure dans Laon délivrée

de Notre Correspondant Accrédité aux Armées - Front Français

Gustave Babin

 

La Libération de Laon

 

Aux Armées, 14 octobre

Les troupes françaises occupent, depuis hier matin, Laon, que le sinistre ennemi tenait depuis le 2 septembre 1914, Voilà, repris, notre premier chef-lieu de département, et une position qui semblait bien inexpugnable.

L'histoire de la prise de Laon est à peu près celle de la prise de Saint-Mihiel, dont je vous ai exposé les phases: un étranglement a obligé l'ennemi à vider une poche, à battre en retraite. L'enlèvement de Saint-Quentin par les troupes françaises aidées des britanniques fut un gros facteur dans la chute de Laon.

J'ai suivi, ce matin, la voie triomphale, et fort cahoteuse, où s'engagèrent, hier, parmi les éboulements, les entonnoirs de mines, les embûches, nos valeureux soldats. La journée était radieuse, illuminée d'un délicieux soleil d'automne. Les prairies grasses, aux abords de la ville vierges de trous d'obus, étaient tendues, comme d'une dentelle, de fils de la Vierge.

Paix des pâtis semés d'animaux...

Ceux-ci, où l'avant-veille pacageaient les chevaux d'Attila déjà tout près d'être attelés aux chariots, sur la route du retour, étaient déserts, car le pays a été saigné à blanc, on l'imagine.

Au-dessus de cette riante vallée, qui commence à blondir, l'altière colline où la ville est juchée comme sur une aire, dresse dans l'air léger ses promontoires bleuâtres, couronnés de forts.

Beaucoup de récits avaient couru, touchant des fortifications redoutables que les Allemands, dès le début de leur occupation, auraient construites sur ce nid d'aigle, afin de le défendre jusqu'au bout, d'en faire une forteresse imprenable. Même dans ce cas, la manœuvre savante des Alliés eût rendu la précaution vaine. Une place inabordable de front, on la masque et on la tourne. Mais la vérité est que l'ennemi s'était borné à aménager, en vue d'une défense acharnée, les souterrains profonds qui sillonnent en tous sens le sous-sol de Laon, achevant, d'ailleurs, des travaux qu'avait commencés autrefois le génie français. De quoi tout cela lui a-t-il servi? Il est parti, sans tambour ni trompette, sans tirer un coup de fusil. Aujourd'hui seulement, il a commencé à bombarder Laon, - de loin, et sans doute sera-t-il bientôt dans l'impossibilité de continuer.

L'arrivée, par le faubourg de Semilly, le long de la belle route nationale, bordée d'arbres séculaires, tous debout, pas même ébranchés, pas même éclaboussés de balles; la traversée du faubourg, avec ses maisons intactes, aux vitres et aux meubles près, est déjà une surprise. C'est bien la première fois que, dans cette guerre, nous avons cette impression, et nous n'en croyons pas nos yeux.

Quand nous avons gravi cette rampe en lacets que connaissent bien les touristes, et qui est, de distance en distance, creusée de trous de mines formidables, des mines dont l'explosion ébranla sur ses catacombes la ville entière, nous sommes accueillis, au seuil de la vieille porte ruineuse par les cris joyeux de trois ou quatre gamins, déjà coiffés de casques bleus, et brandissant avec une joie folle des drapeaux tricolores. Pour la première fois, depuis des mois, les pauvres petits viennent de manger à leur faim: des soldats les ont rassasiés. « Oh! le bon rata! » dit le plus loquace de la troupe. « Et ils nous ont donné du dessert, des noix..., ajoute un autre, et puis du pain, pour la maison. » Chacun, en effet, a sous son bras sa miche, blanche et blonde, un bon morceau de « boule », qu'ils courent porter aux mamans. Ce sont les premiers qui nous content leurs misères. Leurs mines chétives, leurs pauvres yeux répondent de leur véracité. 300 grammes de riz pour dix jours, telle était leur pitance. « Et encore, ajoute l'un des enfants ils nous volaient le riz pour de la choucroute ». Environ 4.800 personnes, sur une population de 12.629 âmes, vivaient, en ces derniers mois, dans ces conditions précaires, grâce encore à la générosité américaine, inépuisable sans doute, mais paralysée par l'oppresseur. Les jours précédents, ils avaient vu refluer des villages voisins, des pauvres villages, aujourd'hui broyés sous les obus, que nous venions de traverser, et ils avaient fraternellement accueilli, malgré leur propre détresse, toute une foule lamentable que l'ennemi évacuait vers l'arrière, qu'il n'a pas eu le loisir de pousser plus loin. Les soldats du général Mangin approchaient: il fallut déguerpir en hâte. On se contenta d'emmener, sous un prétexte incompréhensible - mais il faut toujours à ces hypocrites fieffés un semblant de prétexte - le sénateur-maire, le secrétaire de la mairie, en qualité l'un de président, le second de trésorier de la commission de ravitaillement. Mme Ermant, femme du maire, dut suivre son mari, - sans doute en vertu de l'article connu du code Napoléon. Ils emmenèrent aussi 300 jeunes gens, mais ne purent, faute de moyens de transports, donner suite à leur projet de razzier tous les hommes mobilisables.

Enfin, nous voici dans une ville vivante, à peine blessée, çà et là; quelques maisons seulement, une belle église vénérable, Saint-Martin, éventrées par les obus. Tous ces dégâts sont réparables. Des drapeaux partout, des drapeaux qu'on tenait cachés- comme à Saint-Michel - ondulant à la brise, à toutes les fenêtres, empêchent de voir les plaies des murailles. C'est la joie partout, depuis hier matin. Des femmes sourient au seuil des portes; les hommes saluent; les enfants tendent leurs menottes à serrer. Une indicible atmosphère d'affection, de patriotique amour flotte dans ces vieilles rues, caresse, anime les pierres mêmes des hôtels anciens, qui virent, à travers les siècles, tant d'événements divers, et connurent en ces quatre années tant de vicissitudes.

Pour être juste, il faut reconnaître que les Allemands ne furent pas, à Laon, aussi féroces que dans maints autres lieux. Question de degré, simplement.

Ils avaient, au début, proclamé, par affiches signées du commandant de la VIIe armée, que, si la population était bien sage, les propriétés, comme les personnes, seraient respectées. C'eût été trop beau, trop peu conforme aussi à leur génie.

Tout d'abord, fidèles à ce qu'ils semblent considérer comme une loi de la guerre, ils déménagèrent les maisons inoccupées, - celles entre autres des officiers de l'ancienne garnison de Laon, que leur devoir avait appelés loin de là. Puis commencèrent les réquisitions. Car le pillage se pare inévitablement de ce vocable administratif. Le naturel reprit ses droits. On paya quelque temps, puis on remit des bons.

- Les paierez-vous? questionnait un de ces fournisseurs par force.

- Vous réglerez cela avec M. Poincaré, ironisait spirituellement l'acheteur. Le vin fut tout d'abord réquisitionné ainsi, pour les blessés, prétextait-on.

Les lits souillés des maisons où étaient logés les officiers attestèrent en quelles ripailles se vidaient les vieux flacons.

D'ailleurs, les exigences allaient croissant à mesure que se prolongeait l'occupation, - et aussi que la misère augmentait en Allemagne. Les soldats devenaient pillards, dévalisaient les jardins pour se nourrir, pour aider à vivre les leurs, demeurés au pays. A la veille des permissions, les officiers « réquisitionnaient » plus abondamment. Puis on s'empara de l'outillage des usines et ateliers, des bicyclettes, des métaux. On commença par déboulonner, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, la statue du maréchal Sérurier. On descendit jusqu'à la batterie de cuisine, aux boutons de porte. Il y avait tout à l'heure, sous nos yeux, dans le cabinet du maire, une belle fonte, grandeur nature, de la Diane chasseresse de Falguière, son corps savoureux tendu en avant, ses mains potelées tendant un arc absent. Et nous nous étonnions qu'elle eût échappé à la rafle. Mais c'est qu'en réalité elle a été reprise aux ravisseurs, empêtrés dans leur fuite: on l'a ramenée de Vervins.

Pareillement, les contributions de guerre subirent une hausse progressive. A l'arrivée, on ne réclama rien. Modération admirable! Mais au début de 1915, pour les étrennes, la kommandantur exigea 125.000 francs. En 1917, la « contribution » dépassait 3 millions. On les retrouvait tels qu'on les connaissait.

Entre temps, Laon recevait d'illustres visiteurs. Le kronprinz y passa, une ou deux fois. Hindenburg y vint un jour, il y a dix-huit mois environ. On y vit le kaiser lui-même. Ils visitaient rapidement la cathédrale, faisaient le tour de la ville en automobile, déjeunaient à la préfecture, où était le quartier général, et repartaient. On les voyait peu. Pourtant, ceux qui croisèrent, à son dernier passage, l'empereur Guillaume lui trouvèrent un air peu triomphant: c'est qu'il revenait, en juillet dernier, de Soissons, où déjà notre offensive venait de donner ses premiers fruits. Il ne s'arrêta pas. « Ça ne va pas », dit l'un de nos confrères, M. Basquier, qui l'entrevit. Cela commençait même à aller mal.

L'antique cathédrale eut aussi la visite de Mgr Hartmann, archevêque de Cologne. Ce fut l'occasion d'un incident ecclésiastique qui prouve que les ministres du « Vieux Dieu » ne respectent pas plus le droit canon que leur gracieux maître ne fait les traités.

L'archevêque entendait bien officier en grande pompe, à la cathédrale. Le vénérable archiprêtre, investi des pouvoirs de Mgr Lévêque de Soissons, s'y opposa. Cette autorisation de l'ordinaire était essentielle, pourtant, pour un prélat respectueux des règles. Mgr Hartmann passa outre; il prétendit avoir télégraphié à Rome, reçu l'approbation du Souverain Pontife; il officia, et le malheureux archiprêtre dut, par force, assister à cette messe sacrilège. L'archevêque eut à cœur d'ajouter à ce scandale un autre scandale. Il gravit les marches de la chaire de vérité. Ce fut pour affirmer que Guillaume II était bien réellement l'élu, le représentant de Dieu, du Dieu allemand, et qu'il avait déchaîné la guerre sur le monde le jour où ce Dieu lui avait commandé d'aller châtier des impies. »

Depuis bien des mois, pourtant, les Laonnois pressentaient, à des indices vagues, que la roue doucement tournait. L'attitude de leurs oppresseurs se modifiait. Même la popularité du kaiser semblait en baisse. Le 27 janvier 1915, on avait célébré avec éclat l'anniversaire de sa naissance. La ville s'était magnifiquement parée,- par les soins des soldats allemands. La forêt avait fourni ses sapins, ses houx verts, où se mêlaient des étendards. Il y eut remise solennelle de croix de fer. En 1916, ce fut un tantinet moins brillant. En janvier dernier, il ne fut plus question de rien. L'enthousiasme était tombé au-dessous de zéro.

Et puis aussi, la tenue des officiers et des soldats allait se modifiant. Ce n'était plus la belle arrogance du début de l'occupation. Des gens qui vont, le fond de culotte troué, sont peu enclins à porter beau: c'était le cas des garnisaires de Laon. On sentait les temps proches. Les troupes d'occupation diminuaient peu à peu. Les chevaux, mal nourris, réduits aux pâturages des environs, crevaient comme mouches. « Il y a quelque chose de pourri en Danemark », dit Hamlet.

Dimanche, on se réveillait dans l'allégresse. Au cours de la nuit, les derniers occupants étaient partis, avec armes et bagages, - même les mitrailleurs qui devaient protéger la retraite.

Du pied de la colline, j'ai jeté un dernier regard émerveillé sur la ville, si belle, si calme, juchée sur la cime, accrochée aux flancs de sa colline ensoleillée, sur sa vieille cathédrale grise. Et puis nous sommes repartis. A une lieue, nous retrouvons les marques de la sauvage lutte, les dévastations, les toits écroulés, les murs éventrés, les foyers détruits, et aussi, spectacle plus consolant, les masses énormes de matériel et de munitions abandonnés, de tous côtés, par l'ennemi dans sa fuite.

Sur la route, c'était la belle activité des grands jours, des camions redescendant à vide vers les dépôts d'approvisionnements quérir les projectiles et les vivres; d'autres convois montant, en file pressée, vers le front, artillerie; troupes de relève calmes, souriantes, sûres d'elles, magnifiques, lancées dans la grande poursuite. Quand on a connu les jours cruels de juin, on croit rêver, en vérité!

Gustave Babin

 


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