De la revue ‘Lecture Pour Tous’, 1 Septembre, 1917

'Sur le Chemin des Dames'

Par Octave Béliard

 

Notes d'un Témoin

 Nouveau Verdun, le Chemin des Dames a été et continue d'être le théâtre des combats les plus violents qui aient encore été livrés dans cette effroyable Grande guerre, où l'atrocité va sans cesse grandissant. La vision de cet enfer héroïque va nous être donnée par un témoin qui a pu noter sur place quelques uns des plus dramatiques épisodes. Nous sommes fiers de dire que celui qui a vécu ces heures fiévreuses, ardentes et douloureuses, est un de nos rédacteurs habituels dont nos lecteurs ont souvent eu l'occasion d'admirer les belles qualités de savant et d'écrivain et qui continue à se souvenir d'eux en pleine tourmente.

 J'ai vécu dans les secteurs de l'Aisne pendant deux mois de l'été 1916. Cet admirable pays de la plus vieille France, que je viens de revoir tout frissonnant des dernières luttes, et qui entre à son tour dans l'histoire de la grande guerre, après l'Yser, après la Somme, après Verdun, jouissait alors d'un singulier privilège. Les deux armées irréconciliables qui l'occupaient s'y observaient, immobiles. Le flot allemand, lors de l'invasion, avait poussé jusque-là, mais il était au bout de l'effort; quinze jours plus tard, après la Marne, il reculait de plusieurs lieues, et des villages, n'ayant pas souffert, se remirent à vivre en face de l'ennemi toujours proche, mais dompté. Tandis qu'on s'entretuait ailleurs, nos troupes venaient là comme au repos. A quelques centaines de mètres des lignes, les froments blondissaient, les forêts gardaient leur silence sacré, les habitants, un peu raréfiés, fécondaient le sol ainsi qu'en pleine paix.

Deux événements, le recul brusque de l'envahisseur et notre attaque sur l'Ailette, viennent de changer cet aspect relativement paisible du Soissonnais et du Laonnois et d'y situer une des phases les plus violentes-de la campagne.

J'ai assisté, près de Laffaux, à la fin de mars et au début d'avril, à l'immobilisation de l'armée ennemie sur ses positions nouvelles. Du 16 avril à la mi-mai, je fus témoin du coup de bélier que nous lui portâmes sur le Chemin des Dames et en avant de lui, entre Ailles et Cerny-en-Laonnois. La bataille dure encore au moment où j'écris, mais mon régiment, glorieusement ensanglanté par son effort, a été retiré de la lutte. Il m'est donc permis de classer déjà mes souvenirs encore vivants.

 Sur Le Théâtre des Crimes Allemands

Nous demeurâmes, si ma mémoire est fidèle, douze jours en face de Laffaux. Notre tâche n'y fut pas facile, mais j'oserais presque dire qu'elle fut accomplie joyeusement. En effet, si ce n'était pas, à proprement parler, la guerre de mouvements vers laquelle tout soldat soupire, ce n'était plus, du moins, la funèbre guerre de tranchées, les cheminements nocturnes dans les boyaux, les sommeils troublés dans l'éternelle obscurité des sapes souterraines secouées par les éclatements. L'ennemi reculait, on ne savait jusqu'où; ses positions n'étaient pas encore déterminées. On se battait donc en rase campagne, en plein air, sous le ciel brouillé d'eau d'un printemps encore indécis. Au lieu de viser avec précision des fossés limités, pleins de troupes immobiles et passives, l'artillerie allemande devait disperser ses obus dans toute la contrée où ils n'atteignaient personne, où nous nous déplacions paisiblement en narguant le risque.

Nos hommes, bien reposés, la mémoire lavée des affres de Douaumont et de la cote du Poivre, ne se lassaient pas de contempler avec une tendre curiosité toute cette bonne terre de France qui nous était enfin rendue et sur laquelle, depuis les dernières maisons de Soissons, leurs pas avaient mesuré le recul des Barbares. Leur ardeur était encore augmentée par la vue de toutes les ruines accumulées froidement au départ avec un odieux discernement.

Ce qui les révoltait surtout, ces fils de la terre, ce fut le massacre des arbres. Plus d'une larme jaillit, plus d'une plainte fut poussée à l'aspect des grands vieux ormes des routes et des avenues, sciés aux trois quarts de leurs troncs et prêts à s'abattre au moindre vent. La haine s'était particulièrement acharnée sur les arbres portant fruit. Il n'est pas un cerisier même sauvage, qui n'ait été tailladé à coup de hache, scié au pied, ou écorcé.

Entre la ferme de Montgarni et le hameau de Sorny, il exista naguère une belle pommeraie d'un millier de pieds. Aujourd'hui, tous les pommiers sont couchés dans un alignement parfait, comme si le massacre avait été exécuté d'un coup, au commandement. On suit de l'œil jusqu'à l'horizon les rangs serrés de ces cadavres d'arbres. La destruction des abris, c'est peut-être une des cruelles nécessités de la guerre; les Bretons n'y trouvèrent rien à redire; mais ces buveurs de cidre n'ont pas encore compris, ni pardonné, la rage inutile et perverse qui frappa ainsi, au sein, la Terre Nourrice et qui, en un jour, tarit pour un demi-siècle les sources de sa fécondité. Aussi se ruèrent-ils sur le Boche comme des dogues sur un sanglier.

A la guerre, on ne voit que son tout petit coin, son régiment, surtout son bataillon. On sait le reste, tant bien que mal, comme tout le monde, par les journaux. Ce qu'a présentement produit la somme des efforts français sur Laffaux, tout le monde le calculera comme moi. Ce que j'y ai vu, c'est que la résistance allemande y était très forte; que l'autre régiment de la brigade, un très brave régiment, venait d'y briser son offensive avec des pertes sensibles; que le nôtre y fut plus heureux, et que notamment mon bataillon, le bataillon Chevallier, se fit remarquer en remportant, le 1er avril, un succès de détail qui lui valut une citation glorieuse.

Ce succès nous donna la voie ferrée, le tunnel entre Laffaux et Vauxaillon, une carrière fortifiée; nous touchâmes aux maisons de Laffaux, prîmes de nombreux prisonniers et des mitrailleuses, atteignant ainsi, et au delà, d'un seul élan irrésistible, les objectifs assignés. Après, notre tâche étant faite, nous laissâmes le terrain a d’autres. Ils y travaillent.

 Au Fond d'une Creute Champenoise

Ce 1er avril, l'attaque partit de Neuville-sur-Margival, un village ruiné et sans cesse balayé d'obus qui mérita naguère l'attention, des curieux, car il était entièrement construit sur d'immenses grottes (creutes). L'ennemi, en s'en allant, avait, à coups d'explosifs, fait descendre tout le village dans ses caves, comme on abîme un décor de théâtre dans les dessous. Les entrées des souterrains avaient également sauté et s'ouvraient entre des monceaux de gravats par de vastes gueules noires, constamment visées, comme en un jeu de passe-boules, par les projectiles. L'œuvre de dévastation avait dû être arrêtée là, et les creutes nous offraient encore de très sûrs abris, aux parois de grès dur, vastes comme des cathédrales et séparés en nefs profondes par de gros piliers. C'est dans une de ces creutes que mon poste de secours était établi, à côté du poste de commandement du bataillon et d'une compagnie en réserve. C'est là que j'attendis l'issue de la bataille en furetant dans les méandres de ces grottes, éclairées par les brasiers fuligineux des cuisines et qui ressemblaient aux antres des sibylles. Tous les bruits s'y éteignaient, mais lorsque, brusquement, la promenade me rapprochait d'un des orifices de la caverne, j'étais soudain aveuglé par le ruissellement doré des rayons du jour, en même temps qu'assourdi par le vacarme effrayant de cymbales que faisaient les obus en éclatant tout près, si près que leurs éclats jaillissaient jusqu'à mes pieds.

 Des Blessés qui ne s'en Font Pas

Avant midi, les blessés arrivaient déjà, soit clopinant, soit portés, et si frémissants d'ardeur qu'ils semblaient ivres. Ce serait en effet une erreur de croire, d'après les conteurs qui donnent volontiers aux choses la sombre couleur de leurs pensées, qu'un poste de secours est un lieu d'angoisses et de lamentations où les blessés se répandent en sentences amères et désenchantées. Je n'ai jamais rien vu ni entendu de pareil. Ce qui caractérisa toujours, à mon avis, un poste de secours, c'est l'exubérance joyeuse des blessés et leur insouciance de leurs blessures qui ne sont pas encore douloureuses et qu'ils ne supposent presque jamais mortelles. Pour être arrivés jusqu'au médecin, ces braves gens se croient volontiers sauvés. La réflexion, la douleur ne viennent qu'après, sur le long et torturant parcours des trains sanitaires.

Je me souviens d'un petit gars de ce jour-là, dont le pied broyé n'était plus qu'un hachis sanglant. Tandis que je le pansais, il n'était occupé qu'à conter aux infirmiers, avec une intarissable verve, comment les Allemands avaient été débusqués de la carrière où ils se croyaient si bien à l'abri de leurs mitrailleuses. «Ça sera grave?» me demanda-t-il seulement quand tout fut fini. « Hé! mon pauvre ami, il faudra couper ce pied-là! » Et il répondait avec un sourire: « Ne vous en faites pas, monsieur le major, je m'en tire avec le minimum! »

Pas de plaintes, pas de cris. Tout le monde est si content du succès du jour! La creute tout entière, depuis le poste de secours jusqu'à celui du commandement, est bavarde et gaie. Tous les soldats revenus de la bataille, petits blessés, brancardiers, agents de liaison, porteurs d'ordres, se mêlent à ceux qui sont restés là et les ahurissent de leurs récits.

L'un d'eux, ordonnance d'un officier, raconte qu'étant à la recherche de ses camarades, pendant l'action, et entrant au hasard dans un gourbi, il se trouva nez à nez avec trente Allemands effrayés qui levèrent aussitôt les mains, « Je n'avais même pas de fusil, ajoute le brave garçon. J'ai répondu: Kamerad! pas capout! Ils m'ont compris et m'ont suivi docilement, moi tout seul! » Le chef du bataillon, M. Chevallier, s'approche, intéressé. C'est maintenant un autre qui pérore. Comme il donne d'intelligents renseignements, le commandant l'interroge et finalement le charge d'une mission: «Tu vas porter ce pli à ton capitaine. — Oui, mon commandant », répond l'homme sans hésiter. Et puis, timidement, comme s'il se souvenait tout à coup: « Mais... est-ce que je puis me faire panser, avant? » II se retourne. Son dos n'est qu'une large plaie. De tout le combat, il n'avait oublié... que sa blessure .Je vois les paupières de l'officier s'humecter. Il me serre le bras: « Hein! me souffle-t-il, n'y a-t-il pas de quoi tomber à genoux.

Tout auprès, je dois presque me battre avec un sous-lieutenant, héros de la journée. Il est blessé et estime l'être trop légèrement pour être évacué. Il faut que je lui fasse violence. Le cas n'est pas rare; je le vois se produire tous les jours de bataille: un officier, à moins d'être à demi tué, accepte toujours de mauvaise grâce un repos à l'arrière qui lui faire perdre sa place dans son cher régiment.

Tout à coup, un cri d'enthousiasme fou: « Les Boches, les Boches! » Cela, c'est la preuve palpable du succès. Entre des soldats, baïonnette au canon, des prisonniers dévalent dans la creute par toutes les ouvertures. Ils sont inélégants, sales et effarés, sous leur affreux casque de tranchées qui ressemble à un chaudron renversé. Des brancardiers en soutiennent et en portent qui sont blessés, hagards, souffrants. On les soignera, bien doucement, comme les nôtres, ces monstres assagis par la perte de leur sang, qui me regardent avec des yeux suppliants de chiens battus. D'autres captifs rient déjà, rassurés, sentant que la guerre est pour eux, finie, et.les poilus, qui n'ont pas de rancune, leur donnent un peu de leur pain qu'ils mordent à belles dents. Il y en a une centaine, assis par terre, silencieux, dans la grande nef de la cave. Ils y resteront jusqu'au soir, car le long défilé a été vu, et les obus ennemis crèvent avec rage aux issues. Il faut les mener intacts au général.

 Une Poignée de Heros

La nuit cependant est venue. La caverne s'illumine de l'éclat des chandelles. Les combattants delà journée, remplacés en ligne, reviennent couverts de poussière et de sueur. Leur chef, le brave capitaine Billaud s'avance, presque timide et comme embarrassé de sa victoire. Avec une compagnie réduite à quatre-vingts nommes, il a surpris l'ennemi dans une carrière hérissée de mitrailleuses, et venimeuse comme un nid de guêpes, faisant autant de prisonniers qu'il avait d'hommes à son effectif, malgré la résistance de forces quatre fois supérieures. Le commandant, dont les aïeux sont inscrits aux fastes de la Grande Armée, lui tend la main avec émotion et, corrigeant d'un sourire l'emphase des paroles: « Bonsoir, capitaine Billaud de la Carrière, » dit-il. Et j'évoque aussitôt les couchants rouges de très anciennes batailles où les mêmes mots d'un chef, saluant la même vertu, marquaient pour des siècles les lignées au front.

Les jours suivants, nos efforts ne chassèrent pas plus loin l'ennemi parvenu à sa ligne de résistance. Mais le moindre succès est tonique comme le vin: on aurait pu faire traverser l'enfer au troupier enthousiasmé.

Sans repos, on l'achemina vers le lieu de la grande attaque, par un temps abominable et des routes impossibles, et sa bonne humeur ne se démentit point. L'étape que nous fîmes dans la nuit du 15 au 16 avril fut sans doute une des plus pénibles qu'il nous ait été donné de fournir. Par des routes devenues trop étroites, une immense armée, un monde entier roulait vers l'Aisne, régiments d'infanterie, chevaux, lourds convois de canons et de caissons, se coupant mutuellement, se bloquant aux carrefours. On se cherchait, on se perdait, on se heurtait. Des bataillons entiers, immobiles, attendant la fissure où passer, tombaient endormis pour des heures sur les tas de cailloux, puis reprenaient un pas somnolent, bercés par l'effrayante et tumultueuse monotonie du bombardement sans fin et si dru qu'on eût dit, jusqu'aux confins du ciel, le roulement perpétuel de mille batteries de tambours géants. On coupait, de guerre lasse, par les champs labourés, imbibés par les longues pluies, dont la terre collait aux brodequins; par les sentiers ravinés devenus ruisseaux, pour retrouver, en débouchant sur une autre route, le même encombrement, le même embarras. On allait à une victoire dans un décor tourmenté de retraite. L'aube, d'un gris sale, fit paraître des faces lasses aux traits tirés. Il fallait encore marcher presque tout le jour, avec ce grand orchestre d'ouragan.... Et pourtant, il n'y eut pas un murmure, pas un traînard! Ah! les beaux soldats!

On arriva, fourbu, à un petit bois, au bord de l'Aisne, où l'on attendit deux jours sous la tente, sous la pluie, tandis que les camarades fouettaient, sur le Chemin des Dames, l'Allemand qui n'abandonnait le terrain que mètre par mètre.

Puis, les forces des camarades étant émoussées, nous fûmes lancés à notre tour dans la fournaise.

 Sur la Voie Douloureuse

La guerre n'a que des redites et son horreur qu'une expression. Pour qui est revenu de Verdun, il semble que rien ne puisse plus le frapper: il a connu l'abîme. Or, il n'en est rien; chose incompréhensible, alors que la mémoire des faits reste entière, la sensibilité oublie; on n'est pas préparé par l'émotion de la veille à l'émotion d'aujourd'hui. Après avoir vu tant de relèves, et de tragiques dans des secteurs infernaux, j'apportai au Chemin des Dames des nerfs tout neufs et nous y montâmes comme si c'était notre premier calvaire. Je voudrais décrire toutes les stations de cette Voie douloureuse, depuis le moment où, ayant passé l'Aisne, nous suivîmes la belle vallée dont la suavité naturelle ajoute encore à la tristesse des ruines. Je dirais l'attente de tout un jour, sous un ciel pleurant, sans abri, parmi des trous d'obus de mauvais augure, en vue des pans de murs qui furent Cussy-Gény; deux régiments entassés sur la pente peu sûre d'une colline au pied de laquelle nos gros mortiers crachaient du fer avec un tumulte à rendre sourd. Assis sur un caillou, dans une maison effondrée, près d'un trou de cave où deux vieux se terraient encore — trop voisins de la mort pour la craindre, — je préludai par un long ennui aux fatigues du soir, avec l'angoisse d'un éclatement soudain qui ferait un fourmillement de capotes bleues.

Au crépuscule, on gagna, le ravin de Moulins, boueux et défoncé par les charrois, mais exceptionnellement tranquille. On avait dessein, puisque l'ennemi n'a pas vue sur ce coin, de gravir le plateau et de gagner les lignes avant le feu de barrage qui, de coutume, se déclenchait là avec la nuit.... Mais ce dessein fut traversé: les guides attendus impatiemment ne vinrent qu'à la nuit close, une nuit profonde et sans lune! Et juste au moment ou les compagnies s'ébranlaient enfin vers les boyaux, le déluge de feu, qu'on avait espéré éviter, creva. Ni cette fois ni d'autres, je ne saurai rendre l'effroyable danse macabre des obus, le frrrou qui vient du fond de l'espace, les grands souffles qui vous giflent et vous renversent, les craquements énormes répercutés et intensifiés par les échos, le sol secoué et crevé, les éclats qui vibrent avec des voix lamentables de femmes en détresse, les miaulements rageurs d'une faune monstrueuse.... Et cela dure un temps qui ne se mesure pas plus que l'éternité; et c'est dans une nuit noire comme un four, dans un lieu que vous ignorez, où vous n'êtes jamais venu, où, fussiez- vous des milliers d'hommes, vous êtes abandonné, misérable comme la feuille détachée de l'arbre et roulée par un cyclone. Vous n'êtes pas protégé, même par la densité de la foule qui se serre contre vous, aussi fragile et aussi vulnérable que vous: le caprice de cet ouragan écrasera cent hommes sans vous toucher, ou vous choisira tout seul parmi tous.

Le pis est d'être immobilisé sous le barrage; et c'était le cas du petit tas d'hommes dont j'étais. Nous devions suivre les compagnies, et nous attendions, tandis qu'elles passaient lentement: procession invisible et silencieuse qui nous frôlait sans fin, dans le noir. Par bonheur, un abri d'artillerie était voisin; nous nous y glissâmes, un peu tranquillisés par les troncs d'arbres qui le recouvraient et sur lesquels les éclats claquaient sec. Le tout est de se croire en sécurité: l'abri, en somme, n'avait qu'une solidité relative; quand je repassai quelques jours après, il était en miettes.

Quand il fut plus de minuit et qu'un peu de calme se fut établi, nous nous impatientâmes tout de bon. La colonne, arrêtée dans le boyau par un obstacle mystérieux, n'avançait plus. Nous résolûmes, malgré l'étroitesse du conduit, de passer devant. Les troupiers s'aplatissaient contre une des parois en grommelant d'abord; puis, nous reconnaissant, ils nous aidaient de leur mieux à progresser. « Vous pouvez prendre appui sur mon épaule, monsieur le major, je suis fixé comme une statue! » Les pauvres gens, en effet, pris jusqu'aux genoux dans la glaise détrempée, ne pouvaient lever « pied ni patte ». C'était l'explication de l'arrêt. Un bataillon entier était ainsi immobilisé! Si l'ennemi avait à ce marnent bombardé le boyau, pas un homme n'aurait pu se sauver! Perdant le souffle, m'appuyant sur l'un, poussé par l'autre, je marchai tant que je pus, les jambes alourdies de plusieurs kilogrammes... et je fus pris à mon tour. On me vint en aide.... A mesure qu'on arrachait un de mes pieds, l'autre s'enfonçait plus avant. Je parvins à me libérer en rampant sur les genoux, à me remettre debout et à faire quelques pas. Je retombai plus loin.... Mes compagnons étaient perdus au long des files d'hommes. Après des efforts inouïs, des enlisements successifs et plus de vingt chutes, j'atteignis et dépassai la tête immobile de la colonne. Il n'y avait plus avec moi qu'un guide et l'adjudant-chef du bataillon. Nous nous épaulions misérablement et fîmes, en trébuchant, des centaines de mètres. Après quoi, le guide, inquiet, qui n'avait parcouru que de jour l'inextricable lacis des boyaux, confessa qu'il ne savait plus du tout où il était. Devant, derrière, de tous les côtés, les étoiles blêmes des fusées montaient. Des obus déchiraient l'air dans toutes les directions. Des balles crissaient à nos oreilles, cinglantes, mystérieuses. Quel côté était français? Quel côté était ennemi? Nous ne savions plus! Nous tournâmes de-ci, de-là, l'échiné ployée, faisant plus du double du chemin, repassant trois et quatre fois aux mêmes lieux.... Nous nous crûmes sauvés, à entendre les voix étouffées d'une troupe en marche. Vain espoir cette troupe était elle même égarée par son guide. Un peu avant l'aube seulement, nous tombâmes sur un poste de commandement de zouaves où l'on nous remit sur la voie.

 Dans les Tranchées Conquises

La plus sommaire inspection des tranchées allemandes en notre pouvoir, et de leurs environs, suffisait à expliquer le résultat limité de l'attaque française. Dans une région qui se défendrait toute seule, avec ses ravins profonds et ses collines creusées par dessous comme des termitières, l'ennemi, depuis le début de la guerre, avec la patience qui le caractérise, avait complété les fortifications naturelles par un travail cyclopéen. Malgré tout, le terrible tir de notre artillerie et belle furie de nos poilus ont culbuté ce remarquable système de défenses et conquis tout le plateau. Mais, dans le désordre chaotique du champ de bataille dont nous sommes et resterons les maîtres, on trouve encore à frissonner de l'infernale ingéniosité teutonne. On peut être justement fier d'avoir pris cela, d'avoir délogé l'ennemi de ses blockhaus, de ses sapes souterraines inviolables, en béton armé. Ce ne sont que galeries profondes d'une dizaine de mètres, que puits à mitrailleuses. Sous le poste que je m'attribuai, déjà vaste et profond sinon élégamment construit — car le goût et le confort ne sont pas choses allemandes — nous explorâmes tout un second étage de caves, formant des galeries parcourues de rails, qui se prolongeaient au loin, jusque sous les ouvrages français, sous nos anciens réduits de commandement, aboutissant à des postes d'écoute pourvus de puissants microphones. On y pouvait épier toutes nos conversations, surprendre tous nos projets! Partout, des fils apportaient la lumière électrique. L'envahisseur avait cru s'installer là pour toujours. Il n'y a point d'amertume à constater .cette perfection de la défense qui met en lumière la puissance de notre attaque, comme l'état du terrain démontre quelle en fut la violence. On pense bien que ce fameux Chemin des Dames, et ce chemin d'Aillés qui formait la limite Est de notre secteur n'existent plus guère que sur les cartes géographiques. Ce beau pays de France a pris l'aspect horrifié de toutes les régions dévastées. De la boue, de cette éternelle et hideuse boue que le soldat trouve partout, des Vosges à la mer, et qui est comme l'uniforme des lieux maudits!

Et tout cela exhale une odeur offensante pour les narines; tout cela est couvert de choses sordides, pêle-mêle; des loques, des objets à tel point déformés qu'on n'en sait plus l'usage, des armes poissées de sang, des cadavres surtout, à moitié enfouis. Nous les enterrions par tas, les premiers jours....

Des Attaques Toutes les Nuits

Mais, quand on se risque à monter sur ce terrain où les obus crèvent, où les balles vibrent, où l'on est vu de partout, le regard se repose sur les collines de la Terre Promise, harmonieuses et souriantes même sous la domination étrangère. Et dans le lointain, tout à l'horizon, on aperçoit très distinctement quelque chose qui ressemble à de grands bras levés pour un signal ou un appel. Ce sont les tours, intactes, de Notre- Dame de Laon. Nous tenons le plateau jusqu'au bord; l'ennemi en occupe la pente, si près qu'on suit de l'œil sa promenade à travers les boyaux, et que les allées et venues d'un grand gaillard roux, facilement reconnu à chaque fois, intéressèrent pendant des jours nos mitrailleurs qui le saluaient de leurs balles et finirent vraisemblablement par le tuer.

Nuit et jour, le tac-tac des mitrailleuses et le claquement sec des grenades ne cessaient guère. Le ciel était tout déchiré, comme un calicot bleu, par les passages continus des obus français et allemands entrecroisant leurs trajectoires au-dessus de nos têtes pour s'écraser très en avant ou très en arrière de nous. Pour nous-mêmes, en première ligne, nous étions relativement peu bombardés par l'artillerie trop proche. C'est un privilège assez ordinaire des postes avancés: le barrage se fait en arrière, sur la ligne des réduits où le bataillon de seconde ligne, tapi constamment sous terre malgré l'attirance du jeune soleil, entend crouler sur .lui sans répit des tonnes de fer, avec des souffles géants qui, de minute en minute, éteignent les bougies jusqu'en la profondeur des antres. Néanmoins, comme nos sapes, de construction allemande, s'ouvraient face à l'ennemi, il n'était pas rare qu'un obus bien placé en démolît les entrées, et, un jour, la chute d'un pesant linteau de béton écrasa un brancardier, le seul qui, blessé près de moi à Douaumont, eût survécu à sa blessure. On n'échappe pas tous les jours à la Destinée!

Toutes les nuits, nous attaquions. Après la grosse offensive, on en était à la période des offensives de détail, de bataillon à bataillon, qui sont, disent les soldats, plus pénibles et plus meurtrières. Courageux, nos « bonhommes » escaladaient les parapets et montaient — c'est leur mot — « sur le billard ». Il s'agissait de régulariser la ligne nouvelle, en conquérant un certain bout de tranchée de cinq cents mètres de longueur. Le premier soir on en prit cent mètres et l'on fut fauché par les mitrailleuses. Les soirs suivants, on reperdit quelques enjambées, qu'on regagna, qu'on reperdit, qu'on regagna encore. Un bataillon épuisé, un autre s'acharna, puis un autre. Le bout de tranchée résista des semaines. Notre artillerie avait beau le tourner et le retourner sens dessus dessous... les canons n'atteignaient que le vide: l'ennemi était sous terre et se ruait au bon moment hors d'un long tunnel, ignoré d'abord, par où passaient renforts, munitions, ravitaillement. Quand le régiment fut relevé, il avait refoulé jusqu'au fond du tunnel l'ennemi, toujours présent, retranché derrière un mur de caisses pleines de terre. On n'était séparé de lui que par ce mur, à travers lequel passaient des voix gutturales « hachant de la paille », comme nous disions pour caractériser la rude langue teutonne. Telle est la guerre qui se perpétue en ce moment encore dans le Laonnais: guerre de taupes.

Et toujours, dans le lointain, par-dessus les collines poudrées de bleu, Notre-Dame de Laon, l'appel des grands bras de pierre.

Quand Il Fallut se Reposer

On ne peut pas demander au meilleur régiment une trop longue continuité d'effort. L'arme la mieux trempée s'ébrèche. Après quinze jours d'attaques continuelles, notre puissance offensive étant affaiblie par les morts, les blessures et la fatigue, le régiment frère nous remplaça dans les lignes et nous fûmes mis en réserve sur la pente nord du ravin de Moulins, en un point mort que l'artillerie ennemie ne pouvait guère atteindre que par accident. C'était encore le refuge obscur de l'abri sous terre, mais, par les premières chaleurs printanières, on pouvait, sans trop de crainte, passer presque tout le jour au soleil, à l'entrée de la sape, et l'on mangeait dehors, en étirant ses membres lassés, dans une inaction réparatrice. Nous étions devenus en quelque sorte des spectateurs. Devant nous, le ravin verdi où serpentait un ruisseau était fermé par une délicieuse colline surmontée par la ruine pittoresque de la pauvre petite église de Paissy, plus belle peut-être dans sa détresse qu'elle ne l'avait été par les dimanches pacifiques, parce que sa simplicité avait acquis une grandeur de tragédie. Vers l'ouest, la vallée s'évasait, laissant voir, au-dessus des murs sinistrés de Moulins, des profondeurs que chaque jour vêtait d'un vert plus tendre. Sur tout cela, des masses de fer tombaient, déchiraient implacablement de grands pans de gazon; mais la force vivante de la Nature luttait doucement contre la force dévastatrice des hommes et, près des entonnoirs sinistres, le buisson poussait dehors les petits doigts verts de ses folioles. Des arbres osaient se parer de fleurs pour leur agonie et nous nous lamentions de les voir l'un après l'autre jetés bas par les éclatements, blancs et coquets comme de grands bouquets de mariées. Entre deux rafales, on entendait les grenouilles chanter le renouveau et les merles railler l'obus de leurs sifflets. Tout en haut de l'air, notre escadrille d'as pourchassait des nuées d'avions et, à nos oreilles, volaient des hannetons, si bien que nous ne distinguions pas toujours, entre deux bruits semblables, le fredon de l'insecte et la vibration du moteur.

Sous la Rafale

Que nous l'eussions aimé, ce beau coin de notre douce France! Mais l'obsession de la mort nous y poursuivait. Du matin au soir, nous assistions au défilé sans fin des brancards chargés de blessés et de cadavres raidis, et la voix brutale du canon ne nous laissait dormir ni jour ni nuit. Nous étions à la gueule de nos batteries. Leurs aboiements, blessants pour l'oreille, ne connaissaient presque pas de trêve et faisaient trembler le sol. Et souvent, des profondeurs de l'horizon, nos gros canons lançaient par- dessus nos têtes quelque chose d'invisible qui passait avec le tumulte d'un express crissant sur ses rails. Les ripostes ennemies étaient multiples et violentes. Nous étions les témoins du duel. Les marmites allemandes soulevaient la terre du ravin en raies sombres et droites, comme tracées à l'encre, et noyaient la belle lumière du soleil dans d'épaisses fumées noires et rousses. Le passage d'un camion de ravitaillement, d'un cavalier, d'un piéton sur les sinuosités des routes était un drame dont nous suivions en haletant les péripéties. On entendait les obus venir de loin sur ces insectes hâtés vers leur abri; on les voyait s'écraser près d'eux. Ces choses se passaient sous nos yeux, à moins de trois cents mètres de nous, et les éclats d'acier venaient frapper le sol à nos pieds.

Le soir, à la brune, par centaines, s'abattaient, dans les fonds, des projectiles qui s'étaient annoncés comme d'assez fort calibre, mais qui n'éclataient qu'à petit bruit sournois comme celui de bouteilles qu'on débouche. Et le ravin disparaissait sous des vapeurs de funèbre aspect. On donnait « l'alerte aux gaz »; chacun sortait en hâte et avec effroi son masque de l'étui. La nuit, les éclatements précipités coloraient la ruine de l'église comme un lamentable feu d'artifice.

Mais l'ennemi en voulait surtout à nos canons. Il y avait des jours de bombardement acharné; les grosses marmites tombaient dru comme grêle sur nos batteries, culbutant les abris, incendiant les toiles de camouflage. Pendant des quarts d'heure, on voyait le feu, rouge comme une flamme de Bengale, courir à la surface des dépôts de munitions, et les douilles sauter en tas avec des cliquetis de sonnailles de cuivre. Et le lieu restait mort quelque temps, à croire que tous les servants avaient péri dans le cataclysme. Puis tout à coup, du trou noir, du chaos de l'abri dévasté, de petits hommes sortaient et couraient comme des fourmis dont on a fait crouler la fourmilière; et nous saluions leur apparition d'un grand cri de soulagement.

Une fois, le tir allemand de contre-batterie fut si précis, que nous pûmes croire complètement détruites toutes les pièces alignées sur la crête. Des munitions avaient sauté, les abris étaient crevés et le terrain, tout autour, offrait l'image tourmentée d'un sol volcanique. On n'avait pas vu d'homme vivant sortir de là. Et c'était à l'heure déjà nocturne où l'ennemi avait coutume de contre-attaquer nos lignes. Personne de nous ne se coucha. « Pourvu, disions-nous, que le Boche soit calme, cette nuit! Si nos troupes demandaient le barrage protecteur, combien de pièces restent en état de tirer! »

Or, comme nous étions plongés dans ces pensées terrifiantes, justement ce que nous craignions arriva. L'ennemi attaquait.... Une fusée monta, la fusée-signal par quoi l'on demande le barrage. Toutes les collines répétèrent l'appel lumineux.... Hélas! la réponse fut si faible! Au lieu du déchaînement de tonnerres habituel, c'était le quadruple et timide aboiement d'une seule batterie, épargnée par le feu et qui s'évertuait à faire toute seule la besogne.... Les fusées remontaient au ciel, pressantes, irritées. Je contemplais la place, noire de nuit, où tant de canons se taisaient, faisaient les morts.... Tout à coup un éclair jaillit de ce trou. Une pièce avait tiré! Un autre éclair, puis un autre, puis encore un autre.... Sur la crête, détachés en silhouettes sur le ciel, périlleusement découpés en points de mire, des caissons arrivaient au grand trot et les batteries mortes, une à une, se réveillaient. Il n'y avait pas eu cinq minutes d'hésitation. La danse commença et quelle splendide et furieuse musique! Ah! les bonnes pièces! les admirables canonniers qui, tapis dans leurs trous effondrés, blessés peut-être, s'étaient soudain relevés, héroïques et rageurs, pour lancer la foudre! Les Allemands avaient cru briser l'acier de nos canons, broyer les cœurs de ces hommes.... Pas si vite! — Et tous ceux que nous étions, en face, à regarder dans la nuit, nous crachâmes l'angoisse qui nous étouffait dans un formidable éclat de rire! Le Boche, une fois de plus, s'était cassé les dents: sur le Chemin des Dames et notre front restait inviolé.

 Les Lilas Sont en Fleurs

Le surlendemain, on nous annonça que nous étions enfin libres de partir. Nous avions le choix de l'heure et nous choisîmes celle, très courte, où les canons dorment. On descend des lignes, comme on y monte, la nuit, Mais nous étions montés le soir, allant vers l'obscurité, l'inconnu et la guerre; nous descendions vers l'aube et le repos. La première heure de marche est pourtant toujours silencieuse: le moment où un régiment se déplace est critique, les défilés de troupes sont vulnérables. Pour gagner l'arrière, il faut toujours franchir un cercle de foudres. Nous eûmes de la chance. Quelques marmites s'écrasèrent au départ, quelques fusants clairsemés firent gémir l'air au- dessus de Moulins, sans blesser personne. A l'aurore, nous passions l'Aisne: et les chansons de marche s'éveillèrent. On s'apercevait que, durant nos combats, l'hiver s'était définitivement enfui. La campagne sentait l'amour. Des glèbes vertes, par milliers, les alouettes piquaient droit au firmament bleu; le joli rire audacieux de l'oiseau gaulois escaladant la nue semblait traduire pour nous, fils des Gaules et soldats de France, la fière parole des vieux brenns: « Je ne crains rien, sauf la chute du ciel! » Et, souriants, fraternels, nous acclamions le passereau emblématique, point noir dans l'espace, qui, ivre de liberté et de vie, se laissait soudain: tomber sur le sillon, verticalement, comme un caillou.

Un poilu cria: « Le lilas a fleuri! » L'arbre, en effet, nous tendait au bord du chemin, ses thyrses odorants que nous pillâmes. Tout le régiment avait des fleurs au bout des fusils. Tous avaient la certitude d'être victorieux, puisqu'ils étaient vivants. Et, comme si la terre de France avait voulu fêter le retour de ses guerriers, comme si la campagne eût chanté l'hosanna des résurrections, sur tout le parcours, les pommiers, en parures de noces, neigeaient sur nos épaules.

Octave Béliard

 


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