Les vestiges du vimmage d'Allemant, vu du chateau de la Motte.

A mis-crête des hauteurs de gauche, la carrière Thomas

où l'on a fait prisonniers deux bataillons ennemis.

A droite, le mont Laffaux

Extrait de l’illustration n°3896 du 03-11-1917

 

LE   CHAMP   DE   BATAILLE   D'HIER

par Pierre Loti

24   octobre   1917.

 

Sous un ciel d'équinoxe déchiré et tourmenté, j'ai devant moi une immense étendue de pays, que je regarde du haut d'une sorte de terrasse naturelle, dominant au loin; une de ces étendues tragiques, telles qu'il faut s'habituer à en voir dans notre France depuis la ruée des Barbares, mais dont rien n'aurait pu donner l'idée jadis, même au moment des plus terribles frénésies meurtrières de notre pauvre humanité. Or c'est simplement, tout chaud et fumant encore, notre glorieux champ de bataille d'hier matin et d'hier au soir... Vraiment on se croirait au lendemain de quelque effroyable cataclysme qui commencerait à peine de s'apaiser et de s'éteindre, laissant après lui des milliers de cratères béants. Et, comme si on était ramené aux périodes primitives de la géologie, on voit là-haut, — au-dessus de ce désarroi des choses terrestres, là-haut dans ce ciel de grande tempête, — des bêtes monstrueuses planer ou follement se poursuivre ; les unes, qui se tiennent en l'air dans une presque immobilité de larves, ressemblent à d'énormes cachalots qui auraient des oreilles d'éléphant ; les autres appartiennent au genre oiseau, mais ce sont des oiseaux gigantesques, dont le vol éperdu fait un bruit de bourrasque. Si des hommes d'il y a seulement une cinquantaine d'années voyaient cela, ils se croiraient dans une autre planète. Si les troupes de Napoléon I ressuscitaient pour regarder ce qui se passe à notre époque, et si on leur disait que c'est un simple champ de bataille, ils jugeraient avec raison que tous les combats qu'ils ont livrés n'étaient que jeux d'enfant auprès de ceux qui ont dû se dérouler ici.

La vue plonge profondément de tous côtés, et rien n'apparaît qui ne soit saccagé, comme par des trombes ou d'innombrables petites éruptions volcaniques. Il ne reste plus quoi que ce soit ayant forme de quelque chose. Tout ce qui était village ou métairie n'est plus qu'éboulement de pierres, et les bois, les allées, les beaux arbres qui avaient duré des siècles ont pris l'aspect de moignons de balais fichés dans le sol. L'imagerie d'ailleurs a vulgarisé et fixé à jamais l'horreur de tout cela, pour l'éternelle honte du Kaiser allemand... Hier, une vraie mer de fumée couvrait toute cette région de notre pays, et on y entendait, sans aucune trêve, le grondement d'un tonnerre formidable. Aujourd'hui ce vent d'équinoxe a nettoyé l'atmosphère empestée, et le vacarme de fin de monde achève de s'apaiser. Il y a bien encore des obus isolés, voyageant de droite et de gauche, avec leur bruit de vol de perdrix, mais ils ont l'air de ne plus trop savoir ce qu'ils font, et creusent leur trou dans la terre mouillée, ça et là, comme au hasard. Les fumées, on ne les voit plus se lever que de distance en distance. Les unes sont blanches, nacrées et presque jolies quand un rayon de soleil les illumine par une déchirure des nuages. D'autres sont affreuses, épaisses et noires comme du charbon; elles jaillissent de terre, à ce que l'on dirait, celles-là, affectant la forme d'une végétation soudaine, d'une espèce de thuya géant qui aurait été créé d'un coup de baguette et ne vivrait qu'une minute. Du reste, toutes ces fantasmagories des fumées, le vent a tôt fait de les balayer. C'est bien fini du grand spectacle, de la grande bacchanale, — au moins jusqu'à une très prochaine fois.

En l'air par exemple, au-dessus des têtes, la bataille ne s'est guère calmée encore; les oiseaux géants se pourchassent les uns les autres; il y en a même qui en veulent aux espèces de cachalots somnolents, s'en approchent en catimini, à la faveur de quelque nuage, et puis piquent dessus pour essayer de les crever. Il y a aussi des chasseurs qui tirent de tous les côtés sur les oiseaux de mort ; ceux-ci ne volent qu'au milieu d'éclatements d'obus qui les poursuivent et dont le ciel est tout moucheté, — éclatements bruns de l'ennemi contre nos avions français, éclatements blancs de chez nous contre les avions boches.

Il y a un monde fou, encombrement d'un bout à l'autre sur cette route presque unique au milieu d'une telle dévastation, et on la répare en toute hâte, car elle nous est infiniment précieuse; des centaines de nos territoriaux sont à l'œuvre, et aussi des équipes de nos soldats soudanais, montrant leurs énigmatiques figures noires encapuchonnées toutes de caoutchoucs jaunes. Au lieu de songer à replanter, à rebâtir, à se fortifier, le plus urgent, le soin auquel il faut fiévreusement s'empresser, ce lendemain de bataille, c'est l'arrangement des voies de communication, pour que notre artillerie, nos troupes puissent y passer à grande allure et continuer de poursuivre les Barbares en débandade. Aussi ils travaillent d'arrache-pied, territoriaux en bleu, Soudanais en jaune, dans le vent, sous les averses, sous les obus, et malgré le défilé de camions, d'automobiles qui sans cesse les dérangent et les éclaboussent. Pour surcroît de méli-mélo, il y a aussi des files piteuses de Boches, prisonniers qui nous sont ramenés sous escorte de cavaliers français et dont le nombre va grossissant d'heure en heure; je crois qu'ils ont perdu pour tout de bon cette fois leur belle arrogance allemande ; le nez bas, le regard fuyant, figures fadasses et paires de lunettes, sous des petits « bonnets grecs » comme ceux que portent les vieillards chez nous, ils sont certainement moins décoratifs que devaient être les Goths ou les Huns ; mais ils appartiennent à une variété de Barbares beaucoup plus mauvaise encore et plus dangereuse que n'étaient ces lointains précurseurs... Passent aussi quelques civières, que l'on porte au plus prochain poste de secours, bien que nous ayons eu relativement très peu de blessés pour une offensive de si vaste envergure ; il en passe même, hélas ! de ces humbles civières de toile, que l'on salue plus respectueusement que les autres, et où rien ne bouge plus, sous la bâche recouvrant la forme couchée. — Ce sont les heureux, ceux-là, qui sont tombés vaillants et jeunes, et s'en vont dans la gloire !... En plein champ et en terre redevenue française, des petits cimetières non loin d'ici les attendent. Jusqu'à ce que ceux qui les aimaient viennent les chercher, ils auront leur modeste croix de bois blanc, avec la belle cocarde tricolore qui se voit de si loin et l'inscription qui ne s'efface pas, sur une plaque de métal, brillante comme de l'argent bruni...

La route défoncée que je continue de suivre à pied est comme une longue terrasse dominant de près toutes ces cavernes évacuées hier par les Boches, les plus formidables organisations souterraines qu'aient jamais réalisées ces Barbares fouisseurs. La destruction si rapide de tout cela par notre artillerie lourde est stupéfiante. On voit de toutes parts des trous qui figurent de véritables cratères et où mille choses culbutées viennent de s'engloutir pêle-mêle, roches massives, poutres de fer, carapaces de fer; des défenses que l'on aurait crues solides à tout défier se sont effondrées là comme châteaux de cartes.

J'arrive enfin au but qui m'était assigné.   

Me voici maintenant devant ces fameuses carrières, qui s'enfoncent jusqu'aux entrailles du sol et où les Boches se croyaient inexpugnables; elles avaient des piliers terriblement trapus, des voûtes ultra-épaisses, faites pour ainsi dire d'une seule masse de pierre; elles ressemblaient à des constructions cyclopéennes, à des repaires pour colosses. C'est de là que, pendant tant de mois, ils s'étaient figuré nous terroriser à fond, par des tirs féroces qui endettaient de loin nos villes et nos villages. Et les voici démolies, leurs cavernes; depuis hier s'entassent en chaos les quartiers de roche qui sont tout déjetés, tout chavirés, ou même projetés de droite et de gauche par blocs monstrueux, — et on se représente ce qui a dû se passer là-dessous, à l'heure de notre grand martelage vengeur, quels formidables écrasis de Barbares! Et ce qu'il faudra de temps par la suite, pour visiter, expurger ces profondeurs sombres, qu'ils ne nous cèdent qu'après les avoir empoisonnées d'ordures, de vermine et de cadavres !

Nous qui, au moment de l'agression allemande, n'avions pour ainsi dire rien, nous voici donc grandement à leur hauteur, comme machines infernales, puisque nous pouvons, à leur instar, produire des bouleversements gigantesques.

Ces cavernes, qu'on appelle ici des « creutes », toute la région devant moi en est remplie ; j'en aperçois partout qui s'étagent sur les pentes ; mais on croirait, à les voir aujourd'hui, qu'un tremblement de terre est venu les secouer. Elles offraient aux ennemis une série de positions qui rendaient pour nous le pays particulièrement dangereux, et, comme sans doute elles ne leur suffisaient pas encore, ils avaient fouillé, perforé de tous côtés alentour cette terre française, et creusé comme des entrelacs de galeries de taupes, au plus profond desquelles ils s'étaient d'abord tapis au début de notre grand arrosage; hier matin, quand nos soldats ont fait irruption ici avec la violence d'un raz de marée, les fouisseurs ne s'étaient pas tous décidés encore à sortir de leurs trous; on entendait hurler, comme à l'étouffée, dans les sous-sols du champ de bataille et plus d'une fois il a fallu s'arrêter pour nettoyer à la grenade les derniers terriers boches.

En présence de tels résultats obtenus sur ces « creutes », nous devons admirer la justesse presque merveilleuse de nos « tirs de destruction », exécutés de loin, sur des buts presque toujours invisibles, exécutés au jugé, grâce à de minutieux calculs, grâce à des observations aériennes, à des photographies prises en planant à des milliers de mètres de hauteur. Chacun de ces obus écrasants, devant quoi rien ne résiste,, est arrivé, par-dessus les vallées et les bois, comme un lourd bolide qui aurait eu des yeux pour se conduire, et il a frappé juste au point qu'il fallait. Dire pourtant qu'il se trouve de pauvres petits parleurs à l'arrière pour contester le rôle des officiers d'état-major! Qu 'ils viennent donc regarder ces immenses cartes couvertes de chiffres, de lignes, de cônes, de cercles au crayon bleu, ou rouge, ou vert, sur lesquelles des intelligences claires et bien averties ont peiné des jours et des nuits pour régler d'avance les moindres détails du combat. Ils n'y comprendraient rien certes, les dits parleurs, mais tout de même et des nuits pour régler d'avance les moindres détails du combat. Ils n'y comprendraient rien certes, les dits parleurs, mais tout de même cela leur donnerait la notion d'un rude travail acharné. Qu'ils sachent donc que tout ce qui se passe, à grand et terrible orchestre, dans les offensives bien menées, a été longuement et savamment prévu en silence, dans la méditation profonde. Chaque batterie a eu son rôle assigné et n'a tiré qu'à son heure, à telle distance, dans telle direction, contre un ennemi qu'elle ne voit pas, pour l'arrêter de face ou le prendre à revers, le poursuivre ensuite ici ou là, suivant les plus grandes probabilités de ses mouvements d'avance ou de recul, — et obtenir finalement un résultat certain, en perdant le moins possible de nos hommes qui ne sont lancés qu'après de terrifiants martelages. Avec les armes de précision que sont nos pièces modernes, la guerre devient plus que jamais une science exacte, ce dont les tout à fait profanes ne se doutent même pas. Evidemment des erreurs peuvent se produire et, durant l'exécution, dans la fièvre du feu, il faut compter avec l'imprévu; mais en général toute offensive n'atteint ses objectifs que si elle a été préparée avec la plus rigoureuse habileté.

Le crépuscule vient, accompagné d'une pluie glacée et il rend infiniment lugubres ces désolations glorieuses. En l'air, où il fera plus longtemps jour, on entend encore la bataille des bêtes d'Apocalypse, peut-être au-dessus des nuages qui nous jettent leur obscurité triste. Sur terre, la canonnade continue de s'apaiser, et surtout elle se fait plus lointaine, là-bas, sur les talons des Boches en fuite ; tout au plus quelques obus désorientés tombent encore, de-ci de-là. Tous nos travailleurs cantonniers s'en vont, par groupes, la pioche et la pelle sur l'épaule, et leur départ commence à faire de ce lieu une solitude par trop funèbre; je dois d'ailleurs m'en aller aussi, ma mission terminée. Comme tableau final, m'arrive encore un long cortège de « poux gris », ainsi que nos soldats les nomment; prisonniers marchant au pas, maculés de boue jusqu'aux épaules, profilés en grisailles épaisses sur les grisailles transparentes de la pluie et du soir. Je détourne la tête pour n'avoir pas à rendre le salut au petit groupe de leurs officiers, car j'en aperçois deux ou trois là dedans qui me font l'effet de se cambrer en des attitudes de suffisance; c'est qu'ils appartiennent à la Garde, ceux-là, et ils ont dû se façonner sur leur Kaiser, qui détient comme on sait le record de la morgue. Ils n'ont cependant pas lieu de prendre tant que cela des poses : notre victoire d'hier, qui a déblayé ce lieu plein d'embûches, a été en somme l'un des démentis les plus insultants à la légende déjà démodée de l'invincibilité allemande; car enfin ils s'attendaient depuis plusieurs jours à l'attaque, les Boches, ils avaient relevé le défi, doublé les défenses, accumulé canons, et soldats de leur plus belle élite. Les nôtres, en arrivant ici tout juste comme finissait l'ouragan de notre artillerie lourde, ont trouvé devant eux les troupes les plus choisies de l'Allemagne, et les plus bouffies d'orgueil, huit divisions, dont deux de la Garde portant les titres les plus honorifiques. Eux, nos chers soldats, n'appartenaient point à des régiments décorés d'appellations aussi pompeuses; ils n'en ont pas moins tout bousculé, tout culbuté et passé par-dessus tout comme un grand flot superbe. Il est donc bien démontré une fois de plus que, si l'Allemagne, grâce à ses préparations admirables mais diaboliques de quarante années, peut écraser encore les peuples faibles, — et s'en acquitte du reste avec la férocité que l'on sait, — avec nous, elle peut aujourd'hui en être réduite à crier «kamarades », ou à fuir comme un troupeau devant une inondation.

pierre loti.

 


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