Extrait du journal l’illustration n°3751 du 23-01-1915

 

DANS   LES   CARRIÈRES

 

C'est dans la région de l'Aisne, où l'ennemi s'est accroché depuis des mois aux falaises rocheuses. Nos troupes lui ont pris, bon gré mal gré, ses méthodes et sa tactique de taupe. En face de lui, autant et mieux que lui, elles se sont adaptées à l'étrange vie souterraine des troglodytes.

... Guidés par le capitaine R..., nous suivons, sous le triste ciel gris, un petit sentier, à flanc de coteau, parmi les tombes. La pente est raide. Un village en ruines semble très bas, sous nos pieds. Un tournant brusque, et voici qu'une gueule sombre s'ouvre devant nous, dans un chaos de blocs de pierre... La grande carrière est là. Elle a vomi la horde allemande qui s'était réfugiée en elle, aux jours de la retraite de septembre. Des combats acharnés l'ont délivrée, et elle abrite maintenant deux compagnies d'infanterie française... Malgré tous leurs efforts, les Allemands n'ont pu regagner de terrain, de ce côté de Soissons.

Déjà la nuit monte de la vallée et la bouche de la caverne, toute noire, donne l'idée d'épaisses ténèbres intérieures. Mais après que, dans un murmure, l'officier a donné le mot à la sentinelle, dès nos premiers pas sous la voûte, nous percevons une vague lueur rougeoyante. Comme dans les catacombes romaines, des galeries s'ouvrent ; l'allée principale se ramifie en couloirs irréguliers qui descendent jusqu'aux salles profondes. Un bruit de voix confuses se fait plus distinct. Nous approchons.

Voici, à notre droite, une mauvaise porte à loquet qui ferme le « cercle » des officiers, espèce degrotte où l'on mange, où l'on dort, où l'on travaille, où l'on cause. Mobilier sommaire: une longue table qui sert à tout, qui supporte également les papiers du « rapport », les assiettes et les ustensiles du barbier.

Un poêle dans un coin, devant une fenêtre à châssis.

Au fond, surmontant des gradins irréguliers, une vaste niche-dortoir bien garnie de paille. Le capitaine a les privilèges de son grade: il possède un matelas, ce sybarite!... Le premier lieutenant doit se contenter d'un sommier. Les autres officiers s'allongent sur des peaux de moutons. Et chacun est satisfait de son lot.

A gauche, la cambuse des fourrières, où le téléphone est comme la pointe du nerf sensible qui relie le cantonnement à la brigade et transmet la pensée du chef. Les sous-officiers peuvent se chauffer voluptueusement devant une large cheminée qu'un feu de bois vert emplit de flammes joyeuses et d'acre fumée. Dehors, la carrière porte la marque noirâtre de cette haleine chaude qu'elle exhale nuit et jour. Dedans, il fait tiède, il fait bon. Si, parfois, la fumée « refoule » et pique les yeux, c'est que la cheminée ignore les ramoneurs. Les raffinements de la civilisation sont inconnus chez les troglodytes de l'Aisne, et croyez qu'ils s'en passent fort bien. Un abri sec, de la paille, quelques meubles, du feu, c'est le grand luxe pour ceux qui reviennent des tranchées.

A l'issue d'un couloir, soudain, apparaît une des grandes salles. Sur la paille, abondamment jetée, des hommes reposent déjà... C'est la compagnie qui a veillé et combattu dans les tranchées de première ligne. Les soldats ont sombré dans le sommeil comme des enfants fatigués.

D'autres jouent aux cartes. Des bougies piquées ça et là éclairent leurs visages naïfs et rudes. Quelques-uns, profitant d'un rai de lumière, écrivent, ayant leur sac pour pupitre, sur les genoux. La petite flamme jaune oscille et, contre les toiles tendues, qui séparent les chambrées, les ombres s'allongent démesurément. Vision fantastique, tableau où les noirs, les clairs-obscure et les lumières semblent composés par le génie attentif d'un Rembrandt; figures accentuées frappées d'un reflet aux saillies, corps vagues allongés dans la pénombre ; fugitifs éclairs sur les canons des fusils et la rondeur des gamelles... Ici, par l'arrangement heureux, par l'intensité de l'expression, par le mystère même qui enveloppe les formes et les âmes, la réalité atteint à la perfection de l'art.

Julien Tinayre.

 

UN   CLICHÉ  

 

EXTRAORDINAIRE

23-01-1915

Ce matin, le général me fait appeler:

— Il y a quelque part, me dit-il, des tranchées allemandes à quinze ou vingt mètres des nôtres. Cette situation va bientôt changer; toutefois, avant de rien entreprendre contre elles, il est nécessaire de les bien connaître. Je désire que vous alliez les voir et m'en rapportiez des croquis ou des photographies. Partez, mais, surtout, soyez très prudent, dissimulez-vous bien pour travailler: il y a trois jours, un de nos sous-officiers, qui regardait par un créneau, a été tué net d'une balle au front.

Donc, me voilà en route, mon kodak au dos, mon carnet sous le bras et les deux mains dans mes poches, par une claire, jolie et calme matinée d'hiver. Rien que les bruits accoutumés, ronflements, gargouillements, sifflements de nos 75, de nos 120, de nos 155, et des batteries ennemies qui répondent aux nôtres, tout cela par-dessus ma tête.

Mon chemin s'arrête à l'entrée d'un couloir étroit qui s'enfonce dans le sol: c'est la « sape » par où on accède à notre tranchée avancée. Je m'y engage. De temps en temps, je traverse un carrefour où débouchent d'autres sapes, ou je passe devant un alignement de niches basses. Derrière les rideaux de branchages ou les toiles de tentes, j'aperçois des soldais endormis. J'arrive enfin à un dernier boyau. Deux officiers, un lieutenant à barbe noire et un sous-lieutenant blond, prévenus par téléphone, m'y attendent.

— Chut! parlez bas, me dit le lieutenant avant que j'aie articulé un seul mot. Ils sont là, tout près, à quinze mètres, et ils regardent. Si, par malheur, un de nos képis dépasse le parapet de la tranchée, ils tirent; si l'un de nous remue derrière un créneau, ils tirent; au moindre bruit, ils tirent. Méfiez-vous!

Cependant, je veux apprécier ce que, de notre tranchée, on peut voir de la ligne ennemie. Je m'approche d'un créneau aux trois quarts bouché par un tampon de paille (on l'ouvre seulement quand vient la nuit). Par les interstices, je n'aperçois devant moi qu'un fouillis inextricable de branches mortes enchevêtrées avec des fils barbelés. Mais on veut bien me prêter un périscope et je distingue alors, un peu au delà des abatis qui défendent l'accès de notre parapet, un léger soulèvement de terre remuée: c'est la tranchée allemande.

— Ne regardez pas trop longuement, me glisse à l'oreille le lieutenant, ils pourraient bien « descendre » votre périscope. Evitons, autant que possible, d'attirer leur attention.

— Mais, alors, comment voulez-vous que je dessine quelque chose?

A ce moment, le sous-lieutenant blond intervient. S'adressant à son chef:

— Avez-vous remarqué, mon lieutenant, que, durant toute cette matinée, les Boches ne nous ont pas tiré un seul coup de fusil? Nous avons peut-être devant nous les « bons garçons ».

— Cependant, dit le lieutenant, la nuit dernière, c'étaient bien les « mauvais garçons ». Ils n'ont pas cessé de nous canarder. Seraient-ils déjà relevés de faction ? Je regarde les officiers d'un air légèrement ahuri. Que veulent-ils exprimer par « bons » et « mauvais garçons »? A ma question, ils sourient.

— Sachez, me dit l'un d'eux, qu'il existe, derrière la barricade d'en face, deux espèces de Boches. Tantôt, ce sont des Prussiens au mauvais caractère. Grenades, bombes, fusées, marmites de minenwerfer, tout leur est bon pour nous embêter. Tantôt ce sont des Saxons qui, à la différence des autres, nous laissent habituellement tranquilles. On ne saurait rencontrer de meilleurs garçons... Essayons de nous renseigner. Ne faites pas de bruit !

 

Alors, au milieu d'un profond silence, il commence à siffloter les premières notes d'un vieux lied populaire, comme en chaulent des étudiants pendant les beaux soirs de juillet:

... Drunten im Unterland Ei da ist's so wunderschön... (En bas, dans la plaine, Que la vie est donc belle..)

Puis, il s'arrête. Nous restons tous immobiles. Tout à coup, ô surprise! Une autre voix s'élève qui reprend les dernière notes de la chanson et la termine:

Ei! da ist's  so  wunderschön Da möcht' ich Jäger sein...

Et cette voix monte de la tranchée allemande.

Je n'en puis croire mes oreilles. Cependant, à côté de moi, un soldat s'exclame:

Ah! un Boche! V’là le premier que j' vois vivant depuis 1' début d' la guerre !

— Tais-toi, animal, gronde familièrement le lieutenant. Veux-tu donc qu'ils nous bombardent?

— J'en vois deuss, maintenant, mon lieutenant, continue le soldat qui fait la sourde oreille; même que çui-là porte un calot vert, avec quéqu' chose qui brille. C' qu'il est rigolo!

Nous regardons tous vers la tranchée ennemie. Avec le périscope, je distingue très bien deux têtes d'Allemands dépassant le parapet de leur tranchée. L'une est coiffée du béret gris liséré de rouge des fantassins, et l'autre du calot gris vert des mitrailleurs.

Les Allemands ont aperçu le képi bleu de notre imprudent soldat. Aimables, ilslui crient: «'n Morgen, Kamarade! » Maintenant, d'autres têtes apparaissent. J'en compte trois, quatre, cinq. L'une d'elles porte une casquette à visière: c'est celle d'un officier.

Le moment me paraît favorable pour cueillir un document à la fois utile et curieux. Je tends mon appareil à notre sous-lieutenant qui, en ce moment, regarde au-dessus du parapet. Il le montre aux Allemands:

Photographiren?

— Ia! Ia! répondent-ils, enthousiastes, et les têtes joufflues s'élargissent d'un sourire.

Aussitôt, je cale mes pieds sur le rebord de notre abri et, dépassant le parapet de tout mon buste, je vise la tranchée allemande... Clac! c'est fini. Un salut pour ces messieurs et je saute dans mon trou.

Dankl nous crient-ils.

Ils sont très contents.me l'un d'eux nous lance un paquet de cigarettes qui va frapper le grillage protégeant notre tranchée et rebondit au milieu des abatis. Voilà maintenant cet Allemand qui abandonne son abri pour aller ramasser le paquet et nous le donner à la main...

— Ah! non, qu'il reste dans son trou!... Notre lieutenant doit le menacer de son revolver pour l'obliger à partir. Les Boches s'en vont. La conversation est finie.

Et maintenant nous échangeons nos impressions sur cette étrange aventure. Les relations franco-allemandes de ce genre sont assez rares, mais non exceptionnelles.

Notre commandement défend toutefois à nos soldats de lier des conversations suivies avec les Allemands. Quand ceux-ci se montrent « bons garçons » nous pourrions peut-être en tirer des renseignements utiles; mais on doit craindre surtout que nos troupiers, trop naïfs, trop bons, ne les instruisent davantage. Et si les nôtres, dans leurs tranchées, vivaient en trop bons termes avec leurs voisins d'en face, quand l'ordre d'attaquer viendrait, ils s'élanceraient peut-être de moins bon cœur pour les embrocher. N'oublions pas que, « bons » on « mauvais garçons », ces Allemands occupent notre pays et qu'ils y ont commis ou s'y sont rendus complices de crimes immondes méritant un châtiment exemplaire.

L. R.

 

 

 

LES  COMBATS  

 

DE   SOISSONS

 

Le mot de bataille, que l'on était tenté d'appliquer à cette lutte commencée le 8, paraît excessif maintenant que l'on connaît l'importance réelle des effectifs engagés de notre côté. Nous étions en nombre nettement inférieur à celui de l'ennemi, qui a lancé sur nos trois brigades des masses considérables dont l'arrivée était facilitée par les deux grandes routes de Laon et de Chauny. Mais cet emploi, classique chez les Allemands, de corps compacts se ruant contre nous, n'a pas abouti à un succès correspondant à l'effort.

Dans notre dernier bulletin des opérations, nous ne pouvions parler avec un peu de détail que du combat du 8, par lequel débuta cette série de rencontres. Rappelons que nos troupes avaient pris l'offensive1 afin de s'installer sur le plateau dominant directement Soissons au Nord et que parcourt la route de Chauny, par Terny et Coucy-le-Château. Nous avions enlevé, à l'Est de cette grande chaussée, un point coté 132 mètres sur les cartes et d'où les escarpements sur la vallée de la Jossienne se projettent en promontoire. En même temps, nous avions pris pied en face, sur le plateau parcouru par la route de Laon et auquel on a donné le nom du village de Vregny. Nous avions enlevé brillamment ces positions et nous y étions maintenus malgré de violentes contre-attaques, qui se renouvelèrent sans succès le 9, puis dans la nuit du 9 au 10. Le 10 et le 11, en dépit de la constante arrivée de renforts ennemis, nous tenions bon et parvenions à enlever des tranchées allemandes. Le soir, la crue de l'Aisne devenait inquiétante; tous les ponts reliant les faubourgs de la rive gauche de Soissons à la rive droite étaient emportés, sauf un seul; dès ce moment la situation était critique. L'ennemi, voyant ces difficultés, redoublait d'ardeur dans la journée du 12.

 Nos troupes, malgré leur infériorité en nombre firent des prodiges d'héroïsme et infligèrent d'énormes pertes à l'ennemi. On dut toutefois envisager le repli sur la rive gauche, bien que nous fussions toujours en possession des hauteurs surplombant Crouy. Le lendemain 13, un superbe effort nous rendait la cote 132, malgré les difficultés de pentes raides où le soi est une glue de boue. Nous pouvions espérer le succès ; des renforts allaient traverser la rivière sur un pont de radeaux jusqu'alors résistant, quand ce passage fut emporté. Seul, hors de Soissons, subsistait le pont de Venizel auquel accède une chaussée dépassant la nappe d'inondation. Nos troupes purent l'utiliser dans la nuit du 13 au 14. L'ennemi, cruellement éprouvé par les pertes que notre artillerie infligeait à ses formations denses, ne put songer à nous poursuivre ; le lendemain, 14, il tentait un mouvement contre la ville de Soissons. A moins de 1.500 mètres des premières maisons, il se heurtait au petit hameau de Saint-Paul et tentait de nous en déloger. Vigoureusement reçu, il pouvait un instant pénétrer entre les maisons, d'où une contre-attaque le rejetait bientôt. Depuis lors il n'a pu que bombarder ce point sans réussir à y pénétrer, Saint-Paul nous reste et, avec lui, Soissons et son pont. Le feu dura toute la nuit du 17 au 18, mais sans être suivi d'une attaque d’infanterie. Depuis le 18, le calme s'est fait. Les pertes de l'ennemi, la puissance de notre artillerie lourde occupant les plateaux de la rive gauche, peut-être aussi le danger d'avoir, en cas de succès, une grande rivière à dos ont empêché toute nouvelle offensive allemande. En somme, sauf la reprise du rebord des plateaux, les Allemands n'ont aucunement profité de ce succès temporaire.

Sur les flancs éloignés de Soissons, deux tentatives ennemies ont échoué. L'une eut lieu le 16, entre Vailly et Craonne, à l'Est du canal de l'Oise à l'Aisne. Nous occupons là, depuis l'arête du chemin des Dames vers Courtecon, une colline allongée entre Beaulne et Braye-en-Laonnois ; l'ennemi a tenté en vain de s'emparer des tranchées qui la couvrent. Au chemin des Dames même, entre Cerny-en-Laonnois et Vendresse, où nos soldats se sont retranchés dans la sucrerie de Troyon, nous avons également repoussé une attaque. Le lendemain 17, l'effort allemand se portait du côté opposé, à l'Ouest de Soissons, au Nord de Vie-sur-Aisne. Nous y tenons le village d'Autrèches, qu'un chemin relie à Tracy-le-Mont et à la forêt de Laigue. Cette position commande une grande route conduisant à Noyon. Par deux fois les Allemands sont venus contre nos tranchées : ils furent repoussés.

Ardouin Dumazet

 

 


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