De la revue ‘Journal de l’Université des Annales', année scolaire 1914-1915 no. 4

'Une Visite à Nos Soldats'

Conférence de M. Maurice Barrès

de l'Académie française

3 février, 1915

L’Epopée de 1914-1915

 

Mesdames,

Sans pouvoir me rendre un compte exact de mon sentiment, j'éprouve, dans cette période sévère et de recueillement, une sorte de gêne et de déplaisir à parler en public, et, si je le fais, c'est que je suis, ici, dans une maison qui soigne avec dévouement les blessés et dans une maison ennoblie pour avoir été frappée par l'honneur et la douleur de la guerre. (Applaudissements.)

Je me suis rendu à l'invitation de mes amis Brisson et je suis venu à l'Université des Annales, dans cette pensée, pour leur donner un témoignage de particulière affection. (Vifs applaudissements.)

 Je vais vous parler du seul sujet qui nous occupe, des soldats français, tels que les a faits cette guerre. Guerre toute nouvelle et qui réclame des vertus bien différentes de celles qu'on reconnaissait traditionnellement à notre race.

Sans doute, nos soldats ont hérité les âmes de leurs aïeux. Un Déroulède, c'est un Bayard; un Joffre reproduit quelques-uns des traits de Catinat et de Drouot, et nos jeunes soldats, vous avez tous lu dans leurs lettres des mots joyeux, brillants, fringants, comme en avaient Lasalle et les autres. Mais tout de même, les conditions actuelles de cette guerre sont si particulières que nos soldats y prennent un caractère tout neuf, je crois, dans notre histoire.

Je souffre, quand je lis des épisodes du front, dramatisées à plaisir, dans certains récits. Le romanesque, en ce moment, ce serait le poilu dans sa tranchée. Eh bien! je suis allé le voir, et j'ai trouvé, comme il arrive presque toujours, la réalité bien plus belle, noble et solide que tout ce pittoresque emprunté.

Venez donc, tous, visiter nos soldats aux tranchées.

Par une pluvieuse après-midi, vers les deux heures, un officier et moi, nous sommes descendus de voiture au bas d'une longue côte. Et tandis que l'auto se rangeait, s'effaçait, nous avons gravi la courte montée pour atteindre l'immense plateau.

Arrivée là-haut, nous sommes sous la lorgnette des Allemands, à quelques kilomètres de leurs batteries. Mais nul Allemand. Mais nul danger. Ils réservent leurs projectiles pour les officiers et les patrouilles et dédaignent de tirer sur un ou deux simples soldats. On m'a revêtu d'une capote et d'un képi; mon compagnon a dissimulé son grade, et le troupier qui s'est chargé de mes ballots de tabac et de chocolat, suit à quelques pas.

Ainsi, nous cheminons sans encombre, sous la pluie, jusqu'à ce que s'offre une déclivité du terrain dont nous profitons pour nous mettre hors de vue.

C'est une gorge assez profonde et qui abrite notre artillerie. Les voilà donc, nos 75! Je leur tire mon coup de chapeau. Ah! les braves pièces! Faut-il qu'elles soient rustiques et légères pour se tirer de cette boue effroyable, de ces terres défoncées, et de ces marécages! Elles ne craignent rien, ne s'embourbant pas, grimpant et descendant, et, me dit mon guide, après quatre mois de guerre, n'offrent aucune trace d'usure.

Nous nous éloignons de ces vaillantes et charmantes collaboratrices, pour remonter sur le plateau, à la hauteur d'un taillis, où nous entrons et qui nous masque.

Nul promeneur, comme bien on pense. C'est la solitude d'un bois dans l'extrême automne sous la pluie. Rien que le tapage amical de notre 75 et quelques répliques ennemies. Nous avançons en écartant les branches, en pataugeant dans l'humus détrempé, et mon compagnon qui s'oriente me montre bientôt près de la lisière, mais encore sous les arbres, l'entrée du «boyau de cheminement », par où nous allons gagner les tranchées.

C'est un petit fossé, dans la glaise, analogue à ceux qui bordent nos routes, mais plus étroit et plus profond, tout neuf, tout frais et qui serpente. Il y a quelque chose d'élégant et de plaisant, quelque chose des jeux de l'enfance, un souvenir de Fenimore Cooper et de Gustave Aymard dans ce sentier de guerre, qui s'en va mystérieusement, depuis ce fourré, nous mener au milieu de nos camarades. Mais, avant de nous y engager, mon compagnon m'indique, à la lisière même du bois, dans un buisson couvert d'oiseaux, et tout en ramages, une petite cabane.

— C'est un poste de commandement, me dit-il. C'est là, que le général de brigade se porterait en cas d'attaque, pour observer et pour diriger son monde.

Nous y entrons, afin de prendre une vue d'ensemble, un tour d'horizon. Quelle immense solitude! Aucun obstacle à l'œil. C'est un vrai tapis de billard. Et quelle tranquillité! De moi-même, je crois me promener tout droit à la recherche d'un coin qui offrît un peu d'intérêt.

— Ah! vraiment? me dit mon compagnon; eh bien! cette ligne à notre droite, là tout près, ce sont nos tranchées. Et là-bas, ce village... Mais prenez ma lorgnette.

— Ces maisons sans toit, cette église toute trouée?

— C'est l'arrière des Prussiens. Leurs tranchées sont plus près de nous, là, devant ces tours grattées.

Je regarde cette immobilité qui s'étend à l'infini. Je vois ce que l'on n'a jamais vu, ce que l'on ne reverra peut-être jamais: le champ d'une bataille commencée depuis six semaines et où les vivants, après avoir enterré les morts, se sont terrés eux-mêmes pour mieux combattre; une guerre de siège, mais où l'on n'assiège aucune place forte, seulement des villages et des bicoques éparses, qui coûtent plus cher à enlever et à défendre que ne coûtèrent Sébastopol, Saragosse, Numance et Carthage.

Mais allons voir nos frères! Nous nous engageons dans le cheminement qui va nous conduire aux tranchées de première ligne.

Peu profond au début, il s'enfonce bientôt de manière que le regard seul passe entre les légers remblais de la terre rejetée à l'extérieur. La pluie tombe à torrents, la boue est glissante. Pour marcher, je prends mon appui avec mes coudes sur la terre jaunâtre et gluante des parois. On va lentement. A tous instants, nous trouvons des embranchements de couloirs, et plusieurs fois, mon guide me quitte pour s'orienter et essayer quelques-uns de ces corridors innombrables que les sapeurs multiplient chaque nuit.

Enfin, on entend des voix; nous sommes aux premières lignes; nous tombons sur les nôtres:

— Bonjour, mes camarades!

Les voilà bien étonnés de voir ce pékin, en demi-uniforme, dont ils ne s'expliquent pas trop l'apparition. Et moi, bien ému de leur serrer la main. Ils sont tout roides, à cause de leurs nombreux vêtements épais et de la boue séchée qui les enveloppe d'une sorte de carapace. Quelques-uns ont, sur le dos, des sacs vides en grosses toiles; d'autres s'abritent sous des morceaux de tôle plissée, qu'ils appuient aux deux parois de la tranchée.

Cette vie de lutte fait briller leurs yeux dans leurs visages broussailleux, en laissant sur tout leur être une vague expression de sommeil! Ils m'écoutent avec la charmante politesse naturelle des paysans et avec un bon sourire leur dire:

— J'arrive de Paris pour prendre de vos nouvelles et pour vous apporter des cadeaux.

Mais un sous-lieutenant, prévenu, arrive à notre rencontre. Présentation en règle. C'est un gradé des troupes coloniales, qui vient d'être fait officier sur le champ de bataille, étonnant de courtoisie, d'agréable langage, de liberté d'esprit. Il me mène dans un bout de tranchée, recouvert d'un toit de branchages et de terre, où l'on a ménagé pour s'asseoir une marche au bas de la paroi. Nous nous installons. Tout ce qui peut y tenir de soldats nous suit, nous entoure, et nous causons. Il fait bien frais et bien sombre, dans cette catacombe, mais, en deux mots, c'est d'une beauté religieuse.

Que me dirent-ils? Qu'on n'a pas à se plaindre pour la nourriture; la viande fraîche arrive tous les jours. Seulement, il faut la cuire, et cela ennuie, alors on préfère « le singe », qui est de la conserve de bœuf.

Le mieux, c'est de le manger avec des oignons, pour lui donner du goût.

— Comment dormez-vous?

— De temps à autre. On s'arrange. (Je regarde le sol, boueux jusque sous cet abri.) C'est plutôt de jour qu'on repose, tandis qu'une équipe veille. La nuit, on travaille à poser des fils de fer, à creuser les tranchées, en évitant de frapper trop fort sur les piquets, parce qu'au premier bruit, la fusillade commence. Au reste, il y a des usages: le matin, des deux côtés, on se laisse le temps de faire sa toilette. Pendant une demi-heure, on monte sur les tranchées, on se débarbouille. Et puis, ils ne tirent jamais sur notre voiture de ravitaillement, ni nous sur la leur. On les entend bien, les voitures qui arrivent, le soir, dans le grand silence, mais de part et d'autre on les respecte. De même, la nuit, les hommes de garde, Français ou Boches, placés bien en avant des tranchées et tout près les uns des autres, s'abstiennent de se tirer dessus.

Est-ce assez frappant, ces coutumes qui s'établissent sans convention expresse! cette nécessité qui tend à recréer des mœurs? Mais tout cela, qui à distance m'intéresse bien fort, n'est pas l'essentiel de ce que nous avons à nous raconter, mes chers compagnons d'un instant et moi, sous ce toit de branchages, où nous causons tout en fumant. J'ai à leur dire l'amitié et la gratitude que, tous, nous éprouvons pour eux:

— D'un bout à l'autre du pays, on ne parle que de vous. On sait qu'on vous doit la sécurité de Paris, de nos villages, de toutes les femmes et des enfants. Chaque matin, on s'aborde en disant: « Ils ont eu la pluie, cette nuit », ou bien: « La journée ne sera pas trop mauvaise pour eux. » Dès qu'elles ont une minute, les femmes travaillent pour vous. Le tabac et le chocolat que je vous apporte là, c'est d'elles encore qu'ils viennent. Mais vous recevez bien leurs envois?

Ils m'approuvent tous, de la tête. Ils savent qu'on les aime. Et le sous-lieutenant tire, de ses lourds vêtements raidis, un petit papier et le lit. C'est un billet qu'ils ont trouvé dans un paquet de vêtements chauds:

« Acceptez, soldats de la France, ces vêtements qu'ont faits pour vous les femmes de France. Celui que vous recevez là, il a peut-être été tricoté par votre mère, par votre femme, par votre fiancée. »

Il lit et puis s'arrête, à cause de son émotion.

Comme c'est extraordinaire et noble, ces hommes, qui, dans la vie la plus dure et la plus périlleuse, produisent en surabondance, les sentiments délicats! Ils s'attendrissent sur des absentes et sur des inconnues; ils se dévouent aux idées pures. Tout est vide autour de nous. Rien que du ciel indéfiniment sur de la boue. Mais ce vaste désert est rempli des images invisibles de la famille, de la Patrie, du Devoir et de l'Honneur. Je suis au milieu des saints de la France. Il me semble que j'ai rejoint nos plus lointains aïeux dans le fond des âges primitifs, et en même temps je sais être là avec l'élite de l'humanité, combattant pour sauver la civilisation.

— Au revoir, mes chers amis. Embrassons-nous. (Longs applaudissements.)

  

Nous sommes sortis du « salon », et debout dans la tranchée, par-dessus les remblais, tandis que la nuit descend, je regarde. Ils m'expliquent l'horizon. Là-bas, au pied de ce petit bois déchiré, ce sont des tombes. Ils les ont creusées pour y enterrer des camarades. Dans les betteraves, à droite, ces taches sombres, ce sont des cadavres, des braves gens tombés dans un effort malheureux vers les tranchées des Allemands, et que ceux-ci ne laissent pas ramasser. Cette vue peine mes compagnons. Ils y reviennent à plusieurs reprises. On se tait. Le temps de faire mentalement une prière.

Le sol détrempé, la lumière jaunâtre, le silence, ces tombes, tout concourait à produire une même sensation, et ces trois cadavres demi-liquéfiés faisaient le centre et comme l'idée commune de cet horizon et de nos âmes. Un immense espace vide s'étendait sur nos têtes. Je n'ai jamais vu autant de ciel que depuis ces trous meurtriers.

Après avoir quitté ces braves gens, nous avons circulé assez tard dans l'après-midi, au milieu des cantonnements, parmi ces petits logements qui sont, en réalité, des cavernes creusées dans la terre et où nos soldats se reposent quand on les retire des tranchées pour deux ou trois jours, afin de leur donner un peu de répit.

Puis, pour que je voie un peu nettement les Prussiens, on m'a mené dans un petit bois à trois cents mètres de leurs lignes. Cela m'a valu une autre image qui complète harmonieusement dans mon esprit la beauté grave de cette journée.

Devant les lignes ennemies, entre deux pommiers, il y avait une sentinelle allemande. Nous la regardions, elle nous regardait. Et, des deux parts, nul geste.

Le crépuscule descendait. Je n'oublierai jamais ce coin d'horizon sinistre, et le rapport des êtres et du paysage à cette minute. Est-il possible que nos riches campagnes soient devenues cette désolation? Que l'élite morale et physique de la France soit terrée dans ces tanières de bêtes, et que des idées de haine et de mort occupent seules les millions d'individus qui, sur l'immense ligne de bataille, s'affrontent? Que rêve, devant moi, ce Prussien qui m'observe dans' la brume du soir? Il songe à m'anéantir, et, moi, de même, à le supprimer. Ce sont des circonstances où l'esprit le plus particulier s'en va avec les autres, où nulle âme ne fait bande à part. Le devoir est évident, certain. Mais comme ses racines plongent dans la nuit!

En vain mon compagnon, mieux expérimenté que personne dans les choses, de cette guerre, continue-t-il à me donner mille détails des plus intéressants. Derrière les faits s'élève une épaisseur de mystère. Et, tandis que nous repartons à travers l'espèce de lande qu'est devenue cette campagne, j'ai même cessé de le questionner.

De temps à autre, nous croisons des gens à nous en train de faire la cuisine dans des dépressions du plateau. Ils rient, s'interpellent. Puis, nous rentrons dans le silence et dans la nuit qui s'épaissit. Cette fin de notre visite aux avant-postes ressemble à un retour de chasseurs attardés, en automne, mais il s'y mêle une anxiété extraordinaire du cœur. Jamais je n'ai ressenti une aussi vive émotion de fraternité que dans cette journée; jamais un plus profond sentiment du mystère où baignent nos existences. (Applaudissements.)

Tout autour de nous régnait maintenant un silence inimaginable et l'on distinguait avec peine les objets à cinquante pas.

— Attention! me dit mon compagnon, vous avez la rivière à votre gauche.

Nous arrivions, en effet, au point où le plateau est brusquement déchiré par une profonde vallée, et, en me penchant, je vis, tout en bas, au pied de notre falaise, des étangs immobiles sous de grands peupliers. Leurs eaux brillaient d'un éclat sinistre à travers les déchirures d'un linceul de brouillard. Et de mornes vapeurs s'enlevaient, qui se groupaient en grandes masses mouvantes.

— Voilà, dis-je, le royaume de la désolation.

— Nous y avons vu et entendu, pendant cinq jours, un Allemand blessé que personne ne pouvait relever. Il faisait partie d'une patrouille sur laquelle nous avions tiré. Ses camarades se sont sauvés sans prendre aucun souci de l'emporter. Le pauvre diable restait là avec une cuisse brisée. Comme vous pouvez voir, ce n'était pas facile de l'aller chercher dans ces ravins et ces marais découverts. Enfin, le cinquième jour, nous avons pu le transporter à notre ambulance, où il est mort, en nous remerciant. Le curieux, c'est qu'au milieu de ces marécages, il tenait son journal. Je vous le donnerai à lire, si vous voulez. Vous serez, je crois, intéressé par les sentiments qui animaient cet Allemand blessé et abandonné.

— Quels sentiments?

— Très obscurs et assez beaux.

Une heure après, quand nous sommes arrivés au gîte et avant toutes choses, avant même de me débarrasser de mes vêtements et d'une boue qui me venait au-dessus des épaules, j'ai prié mon aimable guide de me marquer sur une carte d'état-major le tracé de notre course et puis de me donner le testament du Prussien dans ses marécages.

Voici cette page, où s'accumulent d'une manière saisissante les brouillards de la Germanie et de cette vallée française qu'il est venu avec les siens désoler. Je n'y change rien. Je transcris exactement les derniers feuillets crayonnés qu'on trouva dans sa poche.

« Si telle est la volonté du Tout-Puissant, que ceci soit mon dernier adieu. Une balle française m'a touché en patrouille. Elle m'a atteint au genou droit de telle sorte que je ne puis plus avancer. Il y a cinq jours que je suis là dans la forêt obscure. Je ne puis plus supporter ma faim, que j'ai apaisée jusqu'alors avec de l'eau. Souvent, j'ai imploré le Seigneur pour qu'il m'envoyât du secours. Il n'est pas venu jusqu'à cette heure. Cependant, je lui reste soumis, je ne m'impatiente pas, car il n'y en a plus pour longtemps. Alors, je serai dans ma patrie, à la maison, auprès de mes frères, dans le beau pays où nous pourrons de nouveau nous tendre les mains, sur des rivages d'argent et de cristal.

» Au revoir, au revoir, ici sur la terre ou là-bas dans la lumière.

» Signé: WILHELM BAUMER. »

Voilà donc ce qu'a écrit, dans un silence de mort, en tenant son regard brillant de fièvre tourné vers le firmament, le soldat prussien Wilhelm Baumer. Et, dans la minute où je transcris ce papier étrange, plein de délire et de religion, je revois le ciel sans lune qui, l'autre soir, s'étendait solennellement au-dessus de ces marécages. Quelle pensée germanique cet envahisseur avait transportée sur le bord d'une rivière française! Les fées du Rhin accompagnent donc ces Barbares? La Nixe a-t-elle pleuré près de lui, quand il était abandonné de ses frères? Lui a-t-elle essuyé la figure avec ses cheveux verts? Une seule chose certaine, c'est qu'il fut ramassé et soigné par la générosité française.

Qu'est-ce que je veux prouver par ce court récit? Rien de précis dans l'ordre logique. C'est une image qui occupe mon esprit et que j'ai retenue entre mille images des champs de bataille. Elle manifeste pour moi qu'au milieu des horreurs que méthodiquement les Germains viennent accomplir dans notre pays, nous continuons, à notre insu même, les uns et les autres, d'être accompagnés par nos dieux, comme un homme est suivi de son ombre. L'instinct profond qui respirait dans ce reître du Nord prend une forme, prend la parole. Près de mourir sous les peupliers de France, et son esprit déjà séparé à demi de son corps, il refait de la poésie nébuleuse de Germanie. Il s'éloigne de sa besogne du champ de bataille. Et nous autres, Français, nous avons de même un surplus de force, qui complète et perfectionne notre vaillance guerrière. Je veux dire cette générosité qui nous pousse à nous risquer pour secourir un ennemi désarmé et agonisant.

Qu'on ne croie pas, du reste, parce qu'elle s'exprime d'une autre façon, que notre spiritualité soit moindre. Vous avez eu infiniment de témoignages de l'état d'esprit religieux qui règne dans l'armée, et je n'entends pas ici, par esprit religieux l'affirmation d'un dogme déterminé. Il est très naturel que des Français, nés catholiques, retrouvent, dans de pareilles circonstances, leur foi naturelle, leur foi de naissance, leur foi de famille. Mais ce n'est pas de ce caractère confessionnel que je suis particulièrement frappé et ce n'est pas là-dessus que je veux insister: c'est l'émoi religieux, le profond remuement de toutes les forces religieuses qui se trouvent chez tous nos soldats, à quelque confession qu'ils appartiennent et de quelque religion, de quelque formule qu'ils se recommandent. Voici, par exemple, dans mon courrier d'aujourd'hui, un tableau, parmi tant de milliers, du spectacle qu'offre à ce point de vue le front et toute la ligne des tranchées.

Voici ce qu'on m'écrit:

« Vers cinq heures, un brouillard épais nous enveloppe. On ne peut deviner comme ce rideau lourd, obscur, est déprimant et pénible. On cherche à percer l'obscurité, à deviner ce qui se passe là-bas. A peine voyait-on éclater les obus qui tombaient dans les alentours immédiats de la tranchée occupée en partie par mon escadron, en partie par une division territoriale presque entièrement bretonne. Seul le claquement aigu des balles, le sourd ronronnement des gros obus, les éclatements brusques, le formidable ébranlement de l'air par nos gros canons, dont les projectiles passaient au-dessus de nous, qui faisaient se déchirer et se fondre l'air épais.

« La nuit angoissante arrivait. Déjà les hommes, épuisés par cette tension nerveuse si dure, s'assoupissaient. Nous nous taisions. Soudain, auprès de nous, la voix d'un lieutenant des territoriaux bretons s'est fait entendre:

 — Allons, les gars, avant de nous endormir, il faut dire notre prière.

 Et la tranchée s'anime tout à coup. On sent toutes les âmes qui s'élèvent vers Dieu, et, lentement, l'officier récite l'Oraison Dominicale, la Salutation à la Vierge; des hommes répondent avec ferveur. Une pause, et puis, cette magnifique oraison à la patronne des Bretons:

 — Notre-Dame, Sainte-Anne d'Auray, faites que nous tenions jusqu'au bout.

 Et, unanimes, nos chasseurs, mes camarades, et toute la tranchée répond gravement:

 — Ainsi soit-il!

 Et, par trois fois, l'invocation sublime monte vers le ciel. » (Applaudissements prolongés.)

Voilà qui donne une idée des sentiments qui se trouvent chez nos soldats et qui les aident à supporter cette dure vie, et je suis convaincu que ceux qui suivent d'autres cultes, ceux même qui ne connaissent pas l'objet de leur vénération, éprouvent, dans cette tragédie quotidienne des sentiments de même qualité. Cela nous montre que, chez nous, la matière militaire est réellement admirable. Mais cela ne suffit pas; il faut encore la forme, l'armature. Ce sont nos officiers qui la fournissent.

Quelle est, à cette heure, la qualité particulière de ce monde des officiers? Sont-ce, comme nous en avons vu dans notre histoire, des gens brillants, fringants, frivoles, cherchant le danger, bravant le danger? Tout à une espèce de vanité magnifique qui les pousserait à affronter la mort? Ce n'est pas cela. Ce qui me frappe, c'est un prodigieux sentiment du devoir. Ce sont des gens qui vivent entre eux et qui sont à nu les uns devant les autres. Il ne s'agit pas de s'en faire accroire, il ne s'agit pas d'avoir des grades, d'avoir des décorations. Ce sont des hommes qui ont fait leur sacrifice, qui n'ont guère l'espoir de pouvoir sortir vivants d'une guerre aussi terrible, et qui, à toutes les minutes, ayant une nécessité si formidable devant eux, mettent à leur juste prix tout ce qui n'est pas la conscience satisfaite, le sentiment du devoir.

Je voudrais vous faire assister au dernier dîner où j'ai eu l'honneur de prendre place auprès de l'un de nos grands chefs. Il ne convient pas que je vous rapporte rien des propos échangés, ni même que je vous décrive une installation pittoresque; mais, si je ne dois pas vous les montrer, tous ces officiers, au vrai, au naturel, en action, groupés autour de leur général, dans la familiarité d'un repas, je puis chercher à vous donner ce qui importe le plus: l'air qui les baigne, l'esprit qu'ils dégagent, leur spiritualité et cette belle couleur originale et pure qui se nuance, le long de la table, plus grave chez le commandant d'armée, plus jeune chez le lieutenant, commune à tous et les enveloppant de vaillance, comme l'atmosphère dans le tableau d'un grand peintre. Tous ces officiers, les uns officiers de carrière, les autres de réserve (et ces derniers, venus des métiers et des milieux les plus variés), ont acquis, en quelques semaines, une véritable uniformité morale. Leur général, qui les préside, est le père, le patron d'une famille militaire. En si peu de temps, les voilà devenus frères.

La fraternité des armes! qu'est-ce que cela veut dire? Les uns et les autres s'aiment- ils plus, s'aiment-ils moins que dans la vie ordinaire?

Ce n'est pas d'affection qu'il s'agit. Ils sont associés, de la manière la plus nécessaire, dans une œuvre qui offre ceci d'extraordinaire qu'en même temps qu'elle réclame la collaboration de toutes les sciences, elle met en branle chez chacun, avec une puissance irrésistible, les sentiments primitifs. Voilà six mois qu'ils se battent, et comme leur vie antérieure est abolie dans leurs souvenirs! Que leurs préoccupations anciennes leur paraissent petites auprès de celles d'aujourd'hui! Qu'ils soient ou non des professionnels, ils croient n'avoir jamais de leur vie fait autre chose que la guerre. Elle a accaparé toutes leurs puissances physiques et morales. Ils n'agissent plus et ne pensent plus que dans la mesure où l'action le rend nécessaire. Et quelle action! Tuer, détruire. C'est la nécessité de leur propre salut et du salut national. Aiment-ils la guerre? Elle est toujours dure et, celle-ci, plus cruelle qu'aucune. Ceux qui l'ont vue ne peuvent en parler sans qu'une ombre passe sur leur figure. Les plus insensibles en rapportent des images qu'ils écartent soudain d'un geste. Il y eut peut-être, dans notre histoire, des guerriers grossiers, brutaux, violents. Plus sûrement, il y en eut de brillants, de fringants. Nos officiers de 1914 ont leurs couleurs propres. Je n'ai pas le temps de nuancer; laissez- moi les caractériser un peu trop fortement en disant que, depuis vingt ans, ils se sont préparés et formés dans la mortification. Ils ont beaucoup vécu d'une vie intérieure. Au dehors, ils ne trouvaient guère de satisfactions; ils étaient obligés de les chercher dans leur conscience. Le besoin de considération et d'estime est très vif chez un officier. Celui qui a choisi la carrière des armes n'a pas cherché l'argent, ni les avantages matériels. Eh bien! voilà des années qu'en fait d'estime, nos officiers pouvaient surtout se contenter avec leur estime propre et le témoignage de leur conscience. Ils attendaient l'heure de montrer au pays comment ils avaient travaillé et comment ils savaient se sacrifier pour tous. (Vifs applaudissements.)

En visitant les tranchées, je me suis dit que notre armée y subit une vie de pénitence dont elle s'accommode, grâce à sa vaillance, à son incroyable ressort de gaieté et à sa certitude de vaincre, et que nos officiers, pendant les vingt ans précédents) ont supporté, dans le plan moral, une épreuve analogue. Ils étaient retranchés dans leurs traditions d'honneur, qu'il n'appartenait à personne de leur enlever. Et cette héroïque éducation par la tristesse et par les déceptions ne les ayant pas aigris, leur a donné une magnifique endurance de l'âme, une Qualité morale exceptionnelle. Ah! Je voudrais qu'assis près de moi, vous vissiez avec quel noble orgueil, au milieu des regrets que leur laissent tant de camarades disparus, ils calculent le pourcentage des pertes subies par le corps des officiers. Ces hécatombes faites au milieu d'eux par la mitraille ennemie, c'est leur magnanime revanche de tant d'injustes hécatombes! Hier, on les visait, souvent avec bien de l'injustice. Mais pour les consoler, il y a « les tireurs d'officiers ». Hier, on les faisait passer derrière, dans les fêtes; aujourd'hui, tous les jours, ils marchent devant.

Mais ces réflexions que je ne puis m'empêcher de faire ne sont dans l'esprit d'aucun de ces nobles gens que j'écoute. Chacun d'eux est tout accaparé par le seul souci d'être égal à sa tâche.

— Si l'on estimait, un de ces jours, que je ne dois plus commander, dit le chef, et que je suis fatigué, peu heureux, peu apte, que sais-je! je rentrerais immédiatement dans le rang, ni blessé, ni diminué, ni peiné, heureux de servir celui qui prendrait ma place.

Et, pareils à leur chef, aucun de ces jeunes officiers n'aurait l'idée de vouloir se mettre de soi-même en valeur. Ils se connaissent, se voient à l'œuvre, ne peuvent prétendre en imposer à personne. Ils n'en ont pas le moyen, ils n'en ont pas même le désir.

Et puis, comme tous aiment leurs hommes! Ils reprennent dans le cœur des soldats ce qu'ils leur ont donné de doctrine, ce qu'ils avaient découvert par l'esprit et qui s'est transfiguré en sentiment. C'est une perpétuelle circulation du sang de la France.

A la fin du repas, le général lève son verre en l'honneur de son hôte. Que va-t-il dire? Quelques phrases courtoises, amicales. Je me prépare à le remercier. Mais, écoutez ce qu'il ajoute tout d'un coup:

— Les officiers qui sont réunis à cette table ont décidé de donner leur vie à la patrie.

Quel choc nous recevons d'une telle parole vraie! Il n'est, pour y répondre, que l'expression de notre respect à tous, et puis le silence. Nos officiers sont, pour la nation, des exemples vivants, sur qui chacun de nous doit prendre modèle.

Quand de tels hommes nous demandent quelque chose, il faut qu'elle leur soit accordée d'avance.

Or, que nous demandent-ils? Simplement, de ne pas nous impatienter.

On nous demande, à nous, familles à nous, commerçants et industriels, à nous, politiques, de ne pas peser sur les événements par des larmes, par des plaintes, par des critiques. Ces soldats prodigieux d'endurance, ces chefs qui, tous, ont fait leur sacrifice, ne redoutent qu'une chose, c'est que l'impatience de leurs amis et de leurs familles ne les pressent de procéder à une offensive prématurée, par des attaques mal préparées.

Il suffit, camarades! Nous voilà prévenus. Nous prendrons modèle sur votre patience, mérite bien pâle, chez nous, et, chez vous, éclatant comme la pourpre de votre sang répandu. Jusqu'au bout, nous demeurerons ce que nous sommes depuis six mois: une nation rassemblée derrière le généralissime, et tout animée par un esprit qui, hier encore, éclatait dans cette phrase que me rapporte un ami:

« Je quitte, m'écrit-il, Mme X... et sa fille; le fils vient de tomber au champ d'honneur. A la terrible nouvelle, la mère a dit à sa fille:

» — Taisons-nous, cachons notre peine le plus possible, afin de ne pas semer la tristesse autour de nous, car il y aura encore beaucoup de morts. » (Longs applaudissements.)

Cela est bien beau. Et même, ce mot « tristesse », parce qu'il se tient dans l'ordre du sentiment, et qu'il donne ainsi la mesure de celle qui le prononça, est, dans sa maigreur, profondément émouvant. Saintes femmes, ce n'est pas seulement la tristesse, que, d'instinct, vous voulez éviter de répandre autour de vous, c'est la raison publique que vous voulez protéger, prémunir contre la plus juste sensibilité. Vous discernez que si nous nous laissions amollir, la France, corps et âmes, serait jetée à terre, martyrisée, anéantie, et le sang des héros aurait coulé pour rien. Nous trahirions nos morts. Il faut vaincre. Et, déjà, la victoire complète est visible au bout de notre patience. (Longs applaudissements.)

Peut-être n'a-t-on pas marqué avec une suffisante vigueur le véritable caractère de cette guerre de tranchées où l'armée allemande s'est réfugiée, quand, poursuivie par nous, elle a repassé l'Aisne. Une telle décision est un aveu d'impuissance et de faiblesse, ou, plutôt d'affaiblissement. Les tranchées, en effet, permettent à une armée de garder, d'une façon sûre, un front donné, avec un effectif égal au tiers de celui que nécessiterait la simple occupation sans tranchées. Il faut, en moyenne, un homme tous les deux mètres pour garder des tranchées, tandis qu'une ligne de bataille exige une densité moyenne de trois hommes par deux mètres... (Ce qui ne signifie pas, bien entendu, que les hommes soient alignés dans cette formation de conception simpliste).

Les tranchées sont un expédient de génie qui permet aux Allemands de tenir tête, de la mer du Nord à la Suisse et de Kœnigsberg à la frontière de Roumanie, aux Russes, aux Anglais et aux Français alliés. Mais les expédients sont, par essence, précaires.

Nous crèverons la ligne ennemie, quand le vainqueur de la Marne le décidera, le généralissime Joffre, vers qui se tournent toutes nos pensées d'affection et de respect. (Applaudissements prolongés. L'éminent président de la Ligue des Patriotes, le grand Français Maurice Barrés est acclamé.)

Maurice Barrès

de l’Académie française

 

De la Revue 'L'Illustration' no. 3753 de 6 février 1915

'Dans les Lignes'

Par Gustave Babin

 

Leur Vie et la Notre

 

De nouveau, je suis retourné vers les lignes. C'était, cette fois, dans le Soissonnais, aux bords de l'Aisne, non loin du point où, profitant habilement de circonstances pour nous défavorables, l'ennemi venait de marquer de passagés avantages. J'y arrivai à point pour constater que cet « échec local » n'avait pas entamé le plus légèrement la confiance ni l'allant de ceux qui avaient pu le mieux en apprécier lé caractère et la portée. Là comme sur tout le front, la conviction de tous et d'un chacun demeure absolue: « On les tient! » Quels meilleurs témoignages pourrait-on souhaiter?

C'était juste le jour du fameux anniversaire, le jour qui, en l'honneur du cinquante sixième hiver de l'empereur Guillaume, devait être témoin de si grandes choses. J'ai appris plus tard, par le communiqué, qu'en aucun point il n'avait été bien brillamment fêté. Là où j'étais, c'est nous surtout qui avions l'air de faire les frais des salves. Jamais encore je n'avais entendu le canon tonner si clairement et si allègrement; tandis que de l'autre côté de l'eau, derrière les vaporeux coteaux que mouchetaient de blancs panaches nos obus, je ne sais ce qui les tenait, mais vraiment ils semblaient manquer de conviction.

Nous n'en fûmes pas moins respectueux des consignes, observant sagement toutes les précautions qu'on nous avait recommandées pour éviter leur feu hypothétique. Au sortir de la route, un coup aventuré sur le plateau découvert qui s'incline, soudain, vers des combes profondes, notre petit groupe — quatre hommes sans caporal! — se défila suivant les règles, s'égailla dans les glèbes gelées, à travers betteraves et jachères. A côté de nous, une batterie de 120, tapie dans un boqueteau, avait déjà commencé la fête: un coup n'attendait pas l'autre; les quatre pièces crachaient en bordée. Et à chaque sifflement au-dessus de nos têtes, naïvement, machinalement, tous nos yeux se levaient ensemble, pour chercher au ciel gris l'invisible passant.

Le poste vers lequel nous tendions est situé à mi-côte entre le plateau et la vallée. Le délicat squelette d'un bouleau, dominant l'horizon, nous servait de point de ralliement, d'amer. Au pied du tronc d'argent nous nous reformâmes. En quelques enjambées nous étions au but.

C'était une esplanade exiguë, balayée; nette comme un pavement d'église, où quatre ou cinq soldats vaquaient à leurs occupations. Dans un angle, visible à peine, une cahute que des claies de genêts verts habillent et raccordent avec les herbages et les broussailles voisines. Un planton nous introduit, par une porte étroite et basse, dans ce logis de troglodytes, creusé à même au sein d'un tuf friable, cave de quelques pieds carrés, niche, plutôt, qu'éclaire pourtant une étroite vitre et qu'emplit d'une acre fumée un âtre ménagé dans la paroi du fond. Deux hommes sont là au labeur, penchés sur des papiers: un colonel et le capitaine, son adjoint. Ah! que nous voilà loin, mon Capitaine, des bureaux bien clos de l'Hôtel de Ville et du radiateur dispensant une chaleur à volonté dosée!

Près de cette chambrette, tour à tour cabinet de travail et salle à manger, que l'adresse et le dévouement des soldats se sont ingéniés à parer d'un semblant de confort, l'abri où ces deux officiers, après une journée de préoccupations, d'angoisses, de dangers, parfois, s'endorment d'un sommeil précaire, c'est un autre trou sous terre, sans lumière, sans air. Si nous y voulions penser, parfois, nous autres, quelles amères insomnies ne viendraient pas hanter nos couches douillettes!

Eux, cependant, sourient, les mains tendues, à ces indiscrets qui viennent les détourner un moment du devoir, dérober de précieux instants à la sainte et rude tâche.

De belle humeur, le capitaine a empoigné son robuste bâton ferré: il va nous accompagner jusqu'aux tranchées qui sillonnent, en bas, la vallée, entre le canal et la rivière. Mais, tout d'abord, il tient à nous en expliquer, de ce belvédère, la topographie. Et, abrités derrière de frêles paravents de branchages qui, tout le long du sentier descendant à travers des bois défeuillés, transparents, protègent un peu les allants et venants des regards des indiscrets d'en face, nous voilà cherchant à la jumelle nos positions, tout près, et, à peine plus loin, celles de l'ennemi zigzaguant dans la plaine, ses chariots espacés sur la route, puis, sur la crête, ce village naguère reconquis par lui — pour un temps — ces fermes bombardées, décoiffées de leurs toits, leurs murs calcinés ou abattus, des ruines de toutes parts entassées, et, sur la terre nue, une trentaine de pauvres corps épars, qu'on n'a pu encore ensevelir... Morne vision de guerre!...

Un coup sec, que ne répercute nul écho, ponctue de temps à autre les explications de notre guide: notre canon, derrière nous, poursuit son efficace besogne. De l'autre bord, des détonations plus sourdes et plus espacées répondent.

Nous avons repris le chemin qui s'enfonce vers la vallée, tantôt encaissé entre deux talus broussailleux, tantôt serpentant à travers de grêles baliveaux, flânant, placides, en devisant, ou hâtant le pas au commandement, suivant l'occurrence, ou encore appuyant sur un bord ou l'autre dans les passages par trop mal orientés sous le feu des fusils. Ainsi nous sommes arrivés jusqu'aux ruines lamentables d'un petit bourg qui souriait naguère au pied de ces coteaux, à l'ombre de ces bois.

Pauvre village! il n'en reste guère que d'étranges et mystérieux souterrains, vestiges de jadis, rampant d'une maison à l'autre, des caves résistantes comme des casemates, où se sont réfugiés les quelques êtres que leur attachement, plus fort que tout effroi, au patrimoine, au sol natal, a rivés là sous les obus, dans ces décombres.

L'ami de qui nous sommes ici les hôtes nous conduit, rasant les murs, filant vite aux passages découverts, jusqu'aux ruines de sa maison familiale. Quelques marches nous amènent dans l'abri voûté où sa mère septuagénaire s'acharne à demeurer, sous ses chers murs écroulés, vaillante femme que l'affection filiale n'ose pas arracher, même par douce violence, même par persuasion, à cette existence infernale. Ah! Parisiens! ah! Bordelais! ah! ceux des Midis tièdes, si loin de ces bords désolés!... que vous dire, et avec quels mots, pour vous exhorter à communier en pensée avec de telles détresses, à en prendre, de cœur, au moins, votre part?

Notre escouade s'était accrue, complétée du plus entraînant des chefs: le commandant du bataillon de service en ce point, rencontré chemin faisant, s'était fort galamment offert à nous accompagner. Sous un imperméable de grosse toile à voile tannée, il portait encore, faute d'avoir pu se rééquiper, le même dolman qu'il avait lors des combats livrés sur l'autre rive de l'Aisne. A la place de l'épaulette gauche, une large déchirure attestait le passage d'une balle et, sous la plaie du drap, l'existence d'une autre blessure en chair vive, cicatrisée à peine.

Huit jours durant il vit là, dans ces ruines et aux tranchées, avec ses collaborateurs, ses soldats, — relayés ensuite par un autre bataillon. Les soins si divers et si absorbants de sa charge lui laissent pourtant le loisir de remplir des devoirs charitables. Il est l'appui, l'ami des pauvres gens attachés à ce lamentable spectre de village, appliqué, dès qu'il le peut, à les aider, à les réconforter, à les distraire. Si gai, si brave, si bon! rarement j'ai rencontré un exemplaire d'humanité plus complet et plus séduisant. Mais, eussé-je trouvé là, à sa place, l'un quelconque de ses camarades que, très probablement, le fidèle portrait que j'en aurais pu tracer n'eût pas été très différent de celui-ci. Ce type est légion, en ce moment!

Le commandant avait pris, désormais, la tête de notre petite troupe. C'est lui qui nous indiquait les carrefours qu'il faut traverser vite, les endroits où il ne faut pas trop lever la tête. Quant à lui, il allait de son pas régulier, sans daigner perdre un pouce de sa belle taille. Sous sa conduite nous franchîmes, par une solide passerelle de pilotis toute neuve, le canal: de l'autre côté, c'était l'entrée des tranchées, avec le poste de mitrailleuses battant un champ de 180 degrés, puis le boyau sinueux, profond, en arrière d'un réseau dense de ronces de métal visé en tous sens par des créneaux savamment disposés, bien armés. Et je ne sais pas comment sont agencés « les leurs », mais je comprends mieux, après cette visite, la confiance entière, absolue qu'on a, dans nos tranchées à nous, de pouvoir résister victorieusement jusqu'au bout, — en attendant l'heure fatidique que tous nous espérons avec sérénité.

Les troupes qui défendent ce secteur font partie d'une division de réserve. En face leur est opposé l'un des corps d'élite de l'armée allemande, le 3e. Ils ne sont pas peu fiers de cet honneur qui leur échoit: la façon dont, depuis trois mois, ils remplissent leur enviable mission, légitime de leur part tous les orgueils.

Du magnifique entrain, de la constance de nos troupes, on a dit tout ce qu'on pouvait dire. Oui, ces soldats sont allègres autant qu'ils sont braves. Oui, entre deux combats, entre deux périls, ils gardent, pour accueillir un visiteur, le sourire, le clair et fin et chevaleresque sourire français. Peut-être ne sent-on pas assez tout le mérite qu'ils ont à demeurer si stoïques devant l'âpre vie qu'ils mènent.

Ce jour anniversaire du jour où la Providence infligea au monde Guillaume II est le quatrième ou cinquième d'une jolie période de froids gris, secs, sains. On frôle, sans risquer de s'y salir, les parois de terre grise de l'interminable boyau. Les hommes qui sont là sont nets comme à la parade. Mais dans tels passages en contrebas, des flaques de boue achèvent de se durcir. Et dès qu'on interroge l'un ou l'autre de ces rudes gars, ou qu'on invoque le témoignage des chefs qui partagent, depuis des mois, leurs périls, leurs fatigues, leurs épreuves, c'est, comme un écho, la même réponse: « Oui!... mais si vous voyiez, par la pluie! »

Or, que le froid dure et s'aggrave, ce sera une autre souffrance, non moins cruelle, non moins funeste.

Songez, d'autre part, à l'existence que menaient naguère la plupart de ces soldats, et rapprochez-en les conditions nouvelles dont il leur faut s'accommoder. Des officiers que nous avons rencontrés, l'un était fonctionnaire, un autre avoué, un troisième, que sais-je encore? Au cantonnement, j'ai serré la main à un jeune architecte de mes amis; et voici que, dans la tranchée, je retrouve un confrère charmant, qui donna maintes preuves d'un talent délicat et d'un élégant dilettantisme. Lui aussi, parbleu, accepte délibérément le sacrifice de ses commodités anciennes, et ironise, comme au boulevard: « Si je n'y suis pas tué, cette guerre aura prolongé de dix ans ma vie! » Tout de même, à ceux-là, à tant d'autres qui regrettent un foyer, s'inquiètent d'êtres chers, quelle fermeté d'âme il aura fallu pour s'adapter à de si âpres nécessités! quelle constance, pour ne pas laisser entamer leur résolution! Ah! que de fois le crâne sourire peut bien n'être qu'un masque à cacher la douleur!

Enfin, les voilà tels, calmes sous le feu, résolus, inébranlables et sans jactance. Le soir, sortis de leurs tanières, et tandis que d'autres viendront prendre leur place sur la paille, dans les petites niches de terre, ils gîteront dans les ruines de ce village voisin. Non pour dormir, toutefois. Car jamais ne manque la besogne. Il y a sans cesse des travaux à préparer, des passerelles, des abris. Toute la nuit, des chariots lourdement chargés de troncs d'arbres, de planches, de branchages arrivent par les routes, moins menacées par les ténèbres, apportant au génie le matériel nécessaire: les mêmes hommes qui la veille faisaient bonne garde aux créneaux deviennent alors des manouvriers diligents et silencieux, qui, à pas ouatés, déchargent et conduisent tout cela à pied d'œuvre. Les huit jours consécutifs où ils sont à l'avant, ils ne ferment pas l'œil, pour la plupart. « On s'accoutume! » disent-ils.

Nous autres, cependant, au coin de notre feu, avons de bien comiques impatiences: « On n'avance pas! » ou encore: « Quand tout cela finira-t-il? » — Et celui-ci se plaignait d'être privé de musiques et de spectacles; — on les lui a rendus, grâces au ciel! — et celui-là maugrée contre l'obscurité des soirs parisiens, que cet autre ne trouve pas assez épaisse encore, frissonnant, au fond de l'âme, en guettant au ciel nocturne le ronflement d'une hélice hostile... A quelques kilomètres du front, sitôt que s'est éteinte la rumeur du canon, à peine si l'on songe à la guerre, à moins qu'elle ne trouble parfois quelques menues commodités. Il apparaît bien que notre moral n'est pas à la hauteur de celui des combattants; que nous ne sommes pas assez violemment, assez constamment tendus vers le but idéal.

Contre cet état d'esprit-là, il faudrait réagir. A comparer, l'autre jour, la vie de nos soldats, de nos sauveurs, et la nôtre, des larmes me gagnaient, larmes de gratitude et de remords à la fois.

« Pourvu que les civils tiennent! » écrivait l'autre jour le grand dessinateur J.-L. Forain, en légende au bas de l'un de ses nerveux dessins. Certes, il importe qu'ils tiennent, et encore qu'ils fassent davantage. La patience, la résignation, la foi, ce n'est pas assez. Il faut que s'allume dans leurs cœurs la même rage de vaincre, la même volonté d'une revanche plénière, décisive, qui anime les cœurs de là-bas. Il faut que les emplisse, à déborder, la même haine inextinguible de l'ennemi, — avec la plus attentive, la plus tendre, la plus ineffable affection pour ceux qui luttent et peinent. A une telle heure, toute pensée qui ne va pas à la Patrie, à ses défenseurs, à ses héros, à la sainte tâche qu'ils accomplissent, est sacrilège.

Gustave Babin

 


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